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Edito
Chronicité
février 2000, par
Chronicité : n.f. (1838 : de chronique). Méd. Etat de ce qui est chronique. Chronicité d’une maladie.. Chronique : Méd. Se dit d’une maladie qui dure longtemps et se développe lentement (opposé à aigu). Maladie, affection chronique. Bronchite passée à l’état de chronique. In Petit Robert.
Le sida serait devenu une maladie chronique. C’est ce que tout le monde dit : pouvoirs publics, industries pharmaceutiques (il suffit de voir la dernière publicité de Roche pour la distribution en ville du nelfinavir), association de lutte contre le sida, journalistes. C’est vrai que c’est tellement mieux de dire que le sida est une maladie chronique : on met un mot convenable et rassurant sur une maladie qui dérange. Ce discours récurrent sur la chronicité du sida sous-entend que désormais, grâce aux trithérapies et au retour " à la vie ", le sida n’est plus une maladie grave et aiguë. On dispose de traitements, on connaît les infections, on sait prescrire. Bref, on ne pense au sida qu’en terme de pathologie maîtrisable, qu’il faut gérer et prendre en charge.
Le problème avec cette chronicité, c’est que les séropos, eux, ne la vivent pas. Certes leur maladie " dure ", si on se réfère aux définitions du Petit Robert. Mais elle n’en est pas moins contrôlée est reste une maladie grave et aiguë. Les traitements sont de plus en plus lourds, les effets secondaires difficilement supportables, les infections opportunistes demeurent. Etre malade du sida, c’est ne pas savoir si son traitement marchera dans 6 mois, c’est ignorer si son corps va continuer à supporter les effets secondaires, c’est se demander si on ne risque pas de déclarer une infection opportuniste prochainement. C’est aussi tout simplement se demander si on a encore envie de prendre des traitements, de se battre pour obtenir une maigre Allocation Adulte Handicapé, ou de cultiver sa libido.
Parler de sida comme d’une maladie chronique, c’est pourtant nier son caractère exceptionnel pour la faire rentrer dans le rang. A vrai dire, quand on nous dit " d’arrêter de nous faire chier avec votre sida ", ou " qu’il n’y a pas que le sida dans la vie " (Bernard Kouchner devant les militants d’Act Up en janvier 99), c’est un peu la même chose.
On regrette aujourd’hui que le sida se soit banalisé, que personne ne prenne au sérieux les messages de prévention. Mais est-ce qu’à un moment, les pouvoirs publics, et les associations de lutte contre le sida, se sont demandés qu’elles étaient les conséquences de leur propre discours ? En associant sida et chronicité, on a juste permis de rendre cette maladie un peu plus invisible et indicible, en laissant les malades dans une belle indifférence. Le message perçu a plutôt été celui d’une maladie que l’on soigne, dont on " guérit presque " et dont on ne meurt plus.
Pourtant on sait que si on meurt moins aujourd’hui du sida qu’en 1997, les dernières analyses du DMI2 montrent que depuis 1998, on est arrivé à un plateau et que la morbidité ne régresse plus depuis. L’existence même de malades en échappement (dont le nombre n’ira qu’en augmentant si de nouvelles molécules ne sont mises à disposition le plus rapidement possible) met à mal cette théorique chronicité : pour eux la chronicité du sida, elle est derrière eux.
Ce qui est aujourd’hui chronique, c’est l’indifférence des pouvoirs publics, le mépris de l’industrie pharmaceutique, et l’incapacité des administrations de prendre en compte les aspects sociaux de la maladie. Notre rage à Act Up, elle, n’est pas chronique. En 10 ans, notre guerre a changé mais demeure. Et nous sommes là pour vous le rappeler.
Cette maladie est tellement chronique qu’aujourd’hui, 8 000 personnes en France sont en échappement thérapeutique et ne disposent d’aucune nouvelle molécule à gober. Certes l’ABT 378 [1] d’Abbott va être mis à disposition dans le cadre d’une ATU mais présente peu d’intérêt seule. L’ANRS n’arrive même pas à lancer un protocole Puzzle avec deux molécules nouvelles, aucun autre produit étant disponible. Et les laboratoires concernés peuvent nous essayer de nous faire croire qu’il font de leur mieux, cela fait maintenant un an que nous demandons une accélération des productions sans rien obtenir. Pharmacia Upjohn a d’ailleurs tellement travaillé sur sa molécule, le tipranavir, que ce produit est aujourd’hui au point mort. Sauf en ce qui concerne sa vente : il a enfin été cédé à Boehringher Ingelheim. Si l’échappement thérapeutique n’intéresse pas l’industrie pharmaceutique, la vente de molécules -encore indisponibles pour les malades- fonctionne très bien. Notre appel au boycott des produits de 4 laboratoires n’a donc qu’un seul but : continuer à faire pression sur eux pour que des solutions, c’est à dire de nouvelles molécules, arrivent. Maintenant. En septembre 1993, Cleews écrivait dans son édito d’Action n°19, " au fait, docteur, si vous me proposez des quetsches pour durer encore un peu, je les prendrai jusqu’au dégoût, parce qu’il faut bien l’avouer ici : j’ai envie de vivre et pas seulement pour faire chier le monde ". Aujourd’hui, pour les malades en échappement thérapeutique grave, c’est la même chose. Prêts à bouffer des molécules en phase II, dont on connaît encore très mal la toxicité et leurs effets secondaires. Juste pour empêcher le virus de se réactiver. Et là, il n’y a pas de chronicité qui tienne.
[1] Lopinavir/r, commercialisé sous le nom de Kalétra®.