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Edito

Sentiment d’usure

mai 2000, par Emmanuelle Cosse

Voilà ce que je ressens actuellement dans l’ensemble du milieu sida, et notamment à Act Up. Partout je vois des militants usés, exaspérés par cette histoire qui se répète : des pouvoirs publics peu mobilisés et toujours à la traîne, des administrations sourdes face aux malades, des laboratoires cyniques.

Mais avons-nous le choix d’être usés ? Avons-nous le choix de décider qu’à un moment, nous arrêtons cette lutte ? Non. Nous l’avons peut-être individuellement mais pas collectivement. Les séropos sont de plus en plus nombreux (parce que les contaminations ne disparaissent pas et que les malades en meurent plus), les discriminations sont persistantes, voir encore plus pernicieuses aujourd’hui.

Nous sommes en train de perdre de nombreux combats, dans une ambiance d’indifférence générale. Dans le domaine de l’assurance, le comité Belorgey n’a pas réussi à proposer d’autre chose que des grands principes qui ne règlent en rien la question de l’assurabilité des personnes séropositives. En matière d’échappement thérapeutique, les nouvelles molécules que nous exigeons depuis presque un an ne sont toujours pas distribuées, hormis celle d’Abbott. Le nombre de malades en échappement augmente, les traitements n’arrivent pas.

En ce qui concerne la déclaration obligatoire de séropositivité, nous observons un directeur général de la santé qui change constamment de position, alors que nous réclamons depuis un an la mise en place de ce dispositif et l’analyse rapide des données qui pourront être transmises. La France est aujourd’hui incapable de savoir combien de nouveaux séropos ont été dépistés, combien de malades sont passés au stade sida (du fait de la grève de transmission des données des médecins - inspecteurs des DDASS), et quelle est l’évolution générale de l’épidémie.

Mais c’est sur le terrain de la prévention que nous nous sentons de plus en plus impuissants. D’un côté un ministère qui justifie sa lenteur à agir par la difficulté à faire de la prévention. De l’autre des associations qui expriment leurs difficultés à être entendues par les publics visés, sans réfléchir à de nouvelles manières de s’adresser à eux. Et au milieu de tout cela, les prophètes de la baise sans capote.

Nous ne sommes pas naïfs : on ne fait pas la même prévention à des séropos et à des séronegs. Ce n’est ni le même discours, ni les mêmes situations. Mais la prise de risque aura toujours la même possible conséquence : celle d’une contamination ou d’une surcontamination.

N’en déplaise à certains, la prévention est une question qui intéresse les séronegs mais aussi les séropos, même si les enjeux ne sont pas les mêmes. Ce n’est pas sous couvert d’un discours, moi, je l’ai déjà , qu’on peut estimer que les pratiques safe relèvent de la seule responsabilité des séronegs. Cela ne résout pas la question des nouvelles contaminations. Parce que jusqu’à preuve du contraire, une relation sexuelle se négocie à deux ou plusieurs. Dans quelques semaines, nous allons lancer une nouvelle campagne d’affichage dans Paris, concernant la contamination par des virus résistants. Des études récentes ont montré que chez des personnes nouvellement contaminées, leur virus était déjà résistant à de nombreuses molécules. A Marseille, 18% des nouveaux contaminés sont déjà résistants à l’AZT et au 3TC. Combien à Paris ?

On peut continuer à nous traiter de ringards, de curés de la capote, ou, en ce qui me concerne, d’hétéro qui n’a pas de leçon à donner aux pédés : nous ne pouvons pas nous battre continuellement pour améliorer la situation des personnes malades et se taire face aux nouvelles contaminations. Il paraît indispensable d’informer les nouveaux contaminés sur ces possibles résistances (détectables par un test génotypique que vous devez demander à votre médecin), mais aussi ceux qui sont encore séronegs ou déjà séropos : puisque les prises de risque sont de plus en plus nombreuses, donnons toute l’information concernant les risques encourus.

Act Up-Paris est une association de pédés séropos, qui se bat pour les malades. La prévention n’aurait pas du être notre action prioritaire. Mais même dans ce domaine, nous avons été obligés d’intervenir : parce que les campagnes publiques sont rares et le plus souvent nulles ou ne s’adressent pas au public qu’elles visent ; parce qu’on n’entend plus personne, et notamment les associations spécialisées en prévention, dire quelle est la situation aujourd’hui et leurs difficultés.

Parce que nous en avons assez de ces discours réducteurs, qui non seulement n’apportent rien mais sont dangereux : d’un côté on infantilise ceux qui ne sont pas capables d’imposer le préservatif à leur partenaire (voir par exemple la manière dont on parle des femmes qui deviennent séropo) ; ailleurs on glorifie ceux qui parlent vrai et légitiment la baise non safe.