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Réduction des risques : le french-pas-Touch !

décembre 1999

La Commission nationale de substitution s’apprête, une fois encore, à remettre en cause les traitements de substitution à base de sulfate de morphine. Certains de ses membres espèrent pouvoir les interdire définitivement. La palette des produits de substitution est pourtant déclarée insuffisante par l’ensemble des acteurs de terrain, professionnels et associatifs, et surtout par les usagers eux-mêmes. Vouloir la limiter ouvre encore une porte au bricolage pharmaco-toxique et à ses dangers - les benzodiazépines et autres antidépresseurs vont à nouveau être mis à contribution. En prison, ce bricolage portait un nom, synonyme de camisole chimique pour de nombreux usagers détenus : la fiole. Elle est maintenant interdite.

La Commission nationale de substitution, qui siège à l’Agence du médicament, doit contrôler l’application des politiques de substitution et décider de leur évolution. Elle inclut quelques représentants d’associations d’usagers. Mais les recommandations qu’elle donne ne sont pas entendues. Les vraies décisions sont prises par la Commission des Stupéfiants, chargée entre autres du classement des produits au " tableau des stupéfiants ", où aucun groupe d’usagers n’est invité.

La réduction des risques à la française, c’est une politique nationale qui ne prend jamais en compte l’avis des usagers et encore moins leurs propositions. Voyagez un peu, vous le verrez : la plupart des pays européens sont effarés de voir qu’en France, les associations d’usagers de drogues ne sont toujours pas reconnues comme partenaires indispensables de toutes les décisions les concernant.

Médicalisation versus plaisir

Fin 1994, la substitution est encore illégale. Seule une cinquantaine de places méthadone est disponible dans les centres spécialisés. Les médecins qui acceptent de substituer des usagers leur prescrivent de la buprénorphine, mais dans des dosages peu efficaces (Temgésic®), ou des sulfates de morphine (Skenan® et Moscontin®). Le gouvernement annonce l’arrivée d’un médicament qui " soignera " les toxicomanes : une forme surdosée du Temgésic®, le Subutex®.

Il faudra attendre de longs mois avant qu’une autorisation de mise sur le marché (AMM) lui soit accordée. Pendant ce temps, les médecins généralistes, rassurés par cet effet d’annonce, prescrivent de plus en plus de sulfate de morphine. Cette molécule a sur la buprénorphine et la méthadone un avantage énorme : elle procure une sensation de plaisir indéniable, qui fait son " succès " auprès des usagers. Ils l’utilisent à des fins de substitution ou de stabilisation, avec bien plus de conviction qu’avec les autres produits. Mais cet avantage est aussi son inconvénient majeur. Car les moralistes ne peuvent pas concevoir qu’on distribue à des usagers de drogues des molécules procurant du plaisir, même si ce plaisir est la clef d’une démarche d’autonomie.

Avec le Subutex® - un produit à dosage élevé ne procurant pas de plaisir -, le gouvernement propose aux généralistes d’ouvrir massivement leurs portes aux " parias toxicomanes ". La plupart n’avait jamais songé avoir une telle clientèle dans sa salle d’attente, mais cette réponse thérapeutique permet de s’initier à la prise en charge des usagers. L’injonction thérapeutique prend un sens pour ces médecins convaincus de pouvoir, maintenant, " guérir " des " toxicomanes ". Ils apprennent les thèses de la réduction des risques, le dialogue avec les usagers et les nouvelles contraintes de la substitution. Le laboratoire Schering-Plough s’empare de cette formation sur le tas, visant une clientèle novice et un marché captif très prometteur. 250 médecins généralistes prescrivent des traitements de substitution dans les premières années, plus de 10 000 à l’heure actuelle.

L’opération Subutex® a servi d’outil politique pour inciter les médecins généralistes à s’engager dans la prise en charge des usagers de drogues. Aujourd’hui les usagers risquent de payer très cher les conséquences de cette médicalisation à outrance, menée sans réels cadres d’évaluation indépendants des enjeux politiques et économiques.

Pour protéger la mise en place de cette nouvelle politique de substitution, officielle et limitée à la buprénorphine et à la méthadone, les pouvoirs publics jugeaient bon de couper la route aux précurseurs, les prescripteurs de sulfate de morphine. Le nombre des usagers substitués ou stabilisés avec ces produits était estimé à 5 à 10 000 en 1994-95. La DGS publie la circulaire n°29 du 31 mars 1995, qui interdit la prescription de ces produits. Seule l’autorisation d’un médecin conseil peut la permettre exceptionnellement, en cas d’échec avec les autres produits. La conséquence sera l’abandon forcé de leur traitement pour plusieurs milliers d’usagers, leurs médecins ne voulant pas se risquer face à l’Ordre des Médecins. Les résultats seront catastrophiques pour bon nombre d’entre eux, car le changement se fait de manière brutale et sans accompagnement progressif.

Certains peuvent encore bénéficier de la prescription de sulfate de morphine : généralement les séropositifs au VIH ou au VHC. La perspective à terme d’une double utilisation, substitution et soins palliatifs, est souvent invoquée : les médecins inspecteurs ont tristement confondu produit de substitution et anti-douleur. La contamination par le VIH sert d’excuse à la prescription d’un outil de substitution que l’on sait efficace : pour permettre aux usagers de mieux suivre leurs traitements antiviraux ? A moins que la manoeuvre permette de faire taire les associations de lutte contre le sida, susceptibles d’élever la voix contre une politique aberrante et discriminante.

Aujourd’hui la Commission de substitution remet ça. Il nous semblait pourtant que le gouvernement avait compris les erreurs de ses premières expériences de restriction, et vu les conséquences de sa politique de substitution à deux roues. La réduction des risques est sensée limiter les contaminations chez tous les usagers de drogues. Elle n’est pas censée s’appliquer uniquement aux malades du sida et des hépatites.

" L’évaluation n’est pas une spécialité française "

Pour tenter d’évaluer la consommation réelle de produits de substitution et de seringues, le Réseau National de Santé Publique a mis en place un dispositif d’enquête, le réseau SIAMOIS. A partir des ventes en pharmacies, il peut donner un état des lieux partiel des politiques de substitution en France. Deux formes de sulfate de morphine sont sur le marché avec une indication thérapeutique d’anti-douleur : le Skénan® du laboratoire UPSA, et le Moscontin® du laboratoire ASTA MEDICA. Aucun de ces deux laboratoires n’a trouvé utile de reconnaître ni d’évaluer l’importance de sa clientèle d’usagers de drogues, au moment ou le Plan National de Lutte contre la Douleur laisse espérer un marché beaucoup plus " moral ". Les deux laboratoires ont donc refusé au RNSP (devenu l’Institut de Veille Sanitaire) l’autorisation de travailler sur les chiffres de vente de leurs produits. A aucun moment l’Agence du médicament n’a cru bon leur rappeler qu’une évaluation nationale devait inclure tous les produits prescrits à des fins de substitution. A l’heure actuelle, aucune étude nationale digne de ce nom ne permet donc d’évaluer scientifiquement ni les risques ni les avantages ces prescriptions.

Mme Maestracci, présidente de la MILDT, déplorait dans son discours de clôture de la Conférence Inter-universitaire pour l’évaluation des traitements de substitution que " l’évaluation [ne soit] pas une spécialité française "...

Nous avons ouvert la brèche pour les sulfates de morphine. Act Up-Paris, depuis deux ans, a lancé en Ile-de-France une étude d’évaluation. Un questionnaire a été envoyé aux médecins prescripteurs, un autre à leurs patients. Le croisement des deux permet une comparaison des buts et résultats obtenus auprès de trente-cinq usagers de drogues substitués au sulfate de morphine, et auprès de leurs trente cinq médecins prescripteurs. Les résultats, que nous publierons très prochainement, sont stupéfiants. Ils permettent de montrer qu’un outil de substitution qui procure du plaisir donne des résultats bien plus concluants que des produits destinés à " supprimer le plaisir " ou à " supprimer l’envie d’héroïne ", comme l’annoncent le Subutex® et la méthadone, pour des usagers qui ne veulent pas renoncer au plaisir des drogues.

Si ces produits " sans plaisir " conviennent en effet à certains, ils en incitent d’autres à utiliser de l’alcool, de la cocaïne et des benzodiazépines pour trouver des effets. Le gouvernement est censé avoir fait le choix d’une politique de " réduction des risques ". Il faut constater pourtant que, pour écarter des usagers de drogues de l’héroïne et de l’injection, il les pousse indirectement vers d’autres drogues.

Mais parce qu’en France le plaisir des drogues est toujours tabou, il reste inimaginable qu’un usager puisse l’inclure dans ses choix, et prendre avec son médecin des décisions responsables, concernant sa consommation de drogues, de produits de maintenance ou de substitution.

Act Up-Paris exige du gouvernement :
 la mise en place rapide de possibilités de prescription de produits à base de sulfate de morphine, dans le cadre de tous les programmes de substitution, y compris à bas seuil,
 qu’il incite des laboratoires à participer réellement à l’élargissement de la palette de produits de substitution,
 qu’il permette aux associations d’usagers de participer activement aux décisions aux niveaux local, départemental, régional et surtout national, concernant notamment les politiques de réduction des risques.