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Mission Russie, sixième chronique

Ne pas réinventer la bicyclette

dimanche 15 mai 2005

Elena Vinogradova est la responsable du centre sida de Saint-Petersbourg. Elle nous a reçus dans son bureau du centre, ce qui nous a permis de voir le centre sida de la ville dont tout le monde dit qu’il s’agit presque d’un modèle du genre comparé à ce qui peut exister dans le reste de la Russie, Moscou mis à part.

La traversée de ce bâtiment réservé aux malades séropositifs constituait une entrée en matière « intéressante » : les visiteurs sont plutôt jeunes et affichent tous une attitude de condamnés, le regard baissé ou implorant. En arrivant vers le bureau de la directrice, une collection de dessins d’enfants est accrochée au mur et rassemble les travaux d’un concours d’affiches sur le sida. Dans ces dessins, la stigmatisation de ceux qui « fautent » par le sexe ou la drogue est flagrante. Cela en dit long sur les programmes de prévention à l’école.

Elena Vinogradova, directrice du centre nous reçoit. Nous avons décidé lors de ce rendez-vous de nous contenter d’enregistrer celle qui incarne le discours officiel sans chercher à opposer nos arguments. Il est donc particulièrement intéressant que cette rencontre ait eu lieu vers la fin de notre séjour. Nul doute que notre interlocutrice devait être prévenue de notre démarche tant nous la sentons sur la défensive. Le ton de l’entretien est assez formel. Ses réponses sont courtes et assez lapidaires, peu de détails, tout au plus quelques approbations ou sourires amusés à certaines de nos remarques.

Le nombre de séropositifs : 25000 habitants du district de Saint Pétersbourg sont séropositifs. Autrement dit, ils sont enregistrés officiellement dans la ville et ont été dépistés par le centre et ses dépendances. 250 personnes reçoivent un traitement. Les contaminations par voie sanguine représentent 80% à 90% des cas. Les contaminations par voie sexuelle sont de l’ordre de 10%, celles par transmission de la mère à l’enfant représentent le reste. Le test de dépistage est un test de type Elisa. S’il est positif, on procède à une détection d’anticorps. Si ce test est positif à son tour, il est confirmé par un test Western Blot. Lorsque tous ces tests sont positifs, la personne est enregistrée comme séropositive et elle passe divers examens devant les spécialistes du centre sida qui couvrent différentes disciplines complétant les examens propres au VIH. Une consultation avec un psychologue a lieu en préliminaire à tous ces tests. De plus, s’ajoute pour les femmes un examen gynécologique et pour les toxicomanes une consultation avec un toxicologue. Il est également procédé à un dépistage des hépatites. Dans le cas où le nombre de CD4 s’avérerait être bas, on mesure également la charge virale. Tout ceci permet d’établir un diagnostic précis de l’état du patient et de prendre les mesures adéquates. Ainsi, le suivi régulier est organisé en fonction de l’état immunologique. Madame Vinogradova expose le cas d’un patient arrivé au centre dans un état grave puisqu’il n’avait que 4 ou 5 CD4 et qui a été mis sous traitement sans attendre.

Lorsque nous lui demandons des précisions sur le système d’assurance maladie, madame Vinogradova nous précise que les soins dispensés par son centre ne sont accessibles qu’aux personnes enregistrées comme habitant de Saint Pétersbourg. Si l’on compte tout le monde, enregistrés ici ou non, il y a 32000 séropositifs. Le budget du centre est un budget local. Il ne comprend aucune aide fédérale. Il y a cependant eu des fonds de l’état fédéral en 2001 pour l’organisation du dépistage.

Concernant la mise sous traitement, c’est une commission qui décide de son attribution selon certains critères qui comprennent les indications médicales et la possible adhérence des patients aux traitements. Dans le cas où le critère d’adhérence serait en cause, les patients sont envoyés chez un psychologue. Quand nous demandons pourquoi il n’y a que 250 mises sous traitement de séropositifs, madame Vinogradova explique que l’épidémie de sida est plus tardive en Russie qu’ailleurs. On serait dans une phase VIH et non pas dans la phase sida, précise-t-elle. La plupart des patients sont actuellement à des niveaux de l’ordre de 350 CD4 qui ne justifient pas encore une mise sous traitement, on n’est pas à un mois près. Mais, bien sûr, lorsque des personnes qui se présentent spontanément sont diagnostiquées avec une immunité faible, la mise sous traitement est immédiate.

Pour ce qui concerne les maladies opportunistes, la tuberculose est la plus courante. Les personnes dépistées sont suivies avec plus de précautions que les autres. Celles qui sont positives à mycobacterium tuberculosis sont suivies à l’hôpital n°2 spécialisé et équipé pour traiter cette infection, les autres sont suivis au centre. Il existe aussi un projet de suivi des personnes sortant de prison car beaucoup ne viennent pas spontanément se faire suivre au centre. Un programme d’information est organisé à cet effet dans les prisons. On vient notamment de commencer un travail sur la prison des femmes. Nous nous inquiétons aussi de savoir quel programme est prévu pour les usagers de drogue. La directrice nous répond que la substitution est interdite par le ministère de la santé publique. Néanmoins il existe un programme de réduction des risques coordonné par le centre sida. Nous insistons sur le fait que l’ampleur de l’épidémie chez les usagers de drogue demande peut-être des mesures exceptionnelles. Madame Vinogradova nous répond laconiquement qu’on ne peut rien faire même si elle admet que « l’épidémie étant heureusement arrivé tard en Russie, il faut utiliser l’expérience des pays qui ont précédé et ne pas chercher à réinventer la bicyclette ». A notre question sur l’adhérence chez les usagers de drogue, elle nous répond que l’usage de drogue n’est pas un critère d’exclusion pour l’accès aux traitements mais une expérience faite sur 21 usagers de drogue actifs s’est soldée par un échec puisqu’ils ne venaient pas régulièrement chercher leur traitement. Pour autant, il y a des usagers qui arrêtent de se droguer lorsqu’ils sont placés sous traitement antirétroviral. Mais c’est difficile compte tenu de la population en question. « On a eu un patient qui est arrivé dans un état lamentable, ne s’étant pas lavé depuis cinq mois. Il est atteint d’une encéphalopathie. Il a été hospitalisé et il est suivi du mieux qu’il est possible. Mais même à l’hôpital, il y a des malades qui se battent au couteau, comment peut-on donner des trithérapies à ces gens ? » nous dit-elle.

Quand nous lui demandons quels traitements sont utilisés, madame Vinogradova répond par une expression amusée, un peu moqueuse en nous tendant un dépliant informatif en anglais de Borhinger Ingelheim sur les traitements de l’infection à VIH donnant une liste d’une quinzaine de molécules de trois classes, 6 analogue nucléosidique (INTI), 3 inhibiteurs non nucléosidiques de la transcriptase inverse (INNTI) et 6 inhibiteurs de protéase (IP). Nous complétons cette question en demandant s’il existe des protocoles de recherche clinique. Huit essais seraient en cours actuellement dans le centre. Il s’agit de recherche clinique de l’industrie pharmaceutique uniquement. Parmi ces protocoles figurent un essai de phase III de Hofmann-Laroche en vue de l’homologation du Fuzeon, un essai du Kaletra d’Abott dans le même but d’homologation de la molécule en Russie et un essai international multicentrique de phase II de Tibotec.

L’insistance avec laquelle madame Vinogradova parle de l’essai de Roche comme celui du T28 et non pas, comme nous tentons de la corriger, du T20 nous laisse des doutes. Elle essaiera quand même de nous persuader « que le nom n’est certainement pas le même en Russie ». Aurait-elle voulu tenter de nous impressionner par une avalanche de termes scientifiques que notre interprète a d’ailleurs du mal à traduire ? Elle aurait dû dans ce cas réviser un peu pour ne pas risquer la bévue. Il est assez remarquable aussi qu’elle parle systématiquement de contamination par voie sanguine pour désigner les usagers de drogues, comme pour « stériliser » la question. Par ailleurs, lorsqu’elle affirme avec assurance qu’il n’y aurait aucun problème d’accès aux traitements, nous sommes pour le moins dubitatifs. Faut-il comprendre que la dotation du fonds mondial destiné à permettre la mise sous traitement est inutile ou faut-il comprendre qu’elle admet que la Russie, membre du G8, serait aussi l’égal des pays en développement ?

Pour terminer, elle nous remet une petite brochure d’étude épidémiologique. Le principal écueil pour analyser cette brochure, ce sont des courbes et des tableaux dont les échelles sont systématiquement différentes. Un long travail d’analyse est nécessaire pour restituer des chiffres comparables aux données habituellement utilisées. Cela masque principalement la dynamique actuelle de l’incidence en matière de transmission sexuelle. Mais la seule chose qui n’y figure pas, c’est le recueil de données de mortalité. S’il y a une chose que la directrice du centre sida n’a pas eu de mal à réinventer, c’est bien l’art de camoufler la vérité. Mais que cherche-t-elle à protéger ? Sa place et celle de ses proches afin de profiter le plus longtemps possible du système en place. En effet, sa sœur Olga est à la tête d’un département d’infectiologie à l’hôpital n°10 ; sa mère est la principale infectiologue de la ville et son mari est dans l’administration de la ville. La bicyclette, c’est bien connu, lorsqu’on sait en faire, c’est pour la vie.


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Notre dossier sur le sida et les hépatites en Russie est également disponible.