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le pas de Doha

vendredi 7 décembre 2001, par Gaëlle Krikorian

Plus de 36 millions de personnes sont atteintes par le sida dans le monde et plus de 10 000 personnes meurent chaque jour faute d’avoir accès aux médicaments qui pourraient leur sauver la vie. Or, le prix des médicaments est une entrave majeure à leur accessibilité. Et la production de médicaments génériques, ainsi que la diversification des sources d’approvisionnement sont indispensables pour que l’ensemble de la palette thérapeutique anti-VIH/sida soit enfin abordable, durablement, pour les malades des pays pauvres.

Avec l’apparition des premières versions génériques de certains traitements en Inde, au Brésil ou en Thaïlande, la démonstration a été faite que seule une concurrence entre de nombreux fabricants est en mesure d’entraîner une baisse conséquente du prix des produits pharmaceutiques. Les producteurs de médicaments génériques ont, par ailleurs, prouvé deux choses : tout d’abord que les possibilités de baisse du prix des médicaments sont bien supérieures à ce qu’a toujours prétendu l’industrie occidentale ; ensuite, qu’il était possible de sortir d’une situation de blocage due à la dépendance au bon vouloir « philanthropique » des multinationales. Pourtant, depuis trois ans, les pressions et les menaces des Etats du Nord et des industriels bloquent la mise en place de production de génériques et leur exportation dans les pays les plus pauvres.

Doha, l’ensemble des Etats membres se sont prononcés sur des accords concernant la propriété intellectuelle et l’accès aux médicaments Désormais, le dogme du monopole des compagnies privées sur les produits vitaux que sont les médicaments ne fait plus force de loi. Les gouvernements sont à présent libres de produire et d’importer des versions génériques des médicaments sous brevets dont ils ont besoin. En déclarant que « chaque membre (de l’OMC) a le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences peuvent être accordées », les 142 Etats membres ont établi sans ambiguïté la primauté de la santé sur le profit, indépendamment même de situations d’urgence nationale. Les pays en développement souhaitaient une clarification de la part de l’OMC sur la question des accords TRIPS (accords sur la propriété intellectuelle) afin de se protéger d’éventuelles sanctions et autres pressions de la part des pays riches en représailles à la mise en place de mesures nationales - telles que des licences obligatoires - qui permettent de contourner les monopoles de brevet sur les traitements contre le sida et les autres médicaments essentiels. Désormais, les gouvernements qui appliqueraient des pressions ouvertes ou des sanctions bilatérales contre des pays pauvres cherchant à améliorer l’accès aux médicaments s’exposeront à la condamnation des membres de l’OMC.

Menée par les pays africains, une coalition de plus de 80 pays en développement a donc contraint les pays riches à des concessions clés, en dépit des pressions ou des manipulations exercées par les Etats-Unis, la Commission européenne, le Japon et la Suisse pour les diviser. Pourtant, si la délégation suisse, au comble de la colère, n’a pas hésité à déclarer, à Doha, que les Etats-Unis avaient « baissé leur pantalon », si l’IFPMA (syndicat mondial de l’industrie pharmaceutique) s’est désespéré d’avoir perdu en trois jours sept ans de lobby sur le ministère du Commerce américain, pourtant, la déclaration sur la santé publique qui a émergé au terme des négociations est loin d’avoir répondu à l’ensemble des attentes des pays en développement. En effet, les dispositions prévues par les accords TRIPS n’ont pas toutes été clarifiées à Doha. L’indispensable reconnaissance, pour les pays producteurs de médicaments sous licence obligatoire, de la possibilité de les exporter vers les pays les plus pauvres, qui ne disposent pas de capacités de production, a été refusée par les pays développés.

La majorité des malades du sida, et la majorité des malades en général, vivent dans des pays qui ne sont pas en mesure de produire eux-mêmes les médicaments dont ils ont besoin. L’exportation à partir des pays émergents est donc une nécessité. Or, si la déclaration des ministres du Commerce reconnaît l’existence du problème, les pays riches ont cependant entravé une prise de position indispensable. De fait, la déclaration de Doha ne lève pas cette barrière. Ainsi, la réunion de l’OMC ne met pas fin à la bataille des pays pauvres pour accéder aux médicaments. Contre la pression des pays riches et des compagnies pharmaceutiques, le combat doit continuer afin de terminer le travail inachevé lors de cette conférence. Des millions de vie sont en jeu. L’OMC devra donc statuer dans les mois qui viennent au conseil du TRIPS sur le fait que rien dans l’accord sur la propriété intellectuelle ne doit entraver l’exportation de médicaments abordables vers les pays dépourvus de capacité de production. Par ailleurs, si l’on peut espérer, dans un délai court, une libre circulation des médicaments génériques dans les pays pauvres, en revanche la question des moyens financiers pour acheter ces traitements en quantité n’est pas réglée. Il y a six mois, Kofi Annan en appelait à la création d’un fonds mondial et faisait naître l’espoir pour des millions de malades. Il est temps, désormais, que les promesses des pays riches se concrétisent.


Ce texte a été publié par L’Humanité daté du 7 décembre 2001. Gaëlle Krikorian est militante à Act Up-Paris