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Interview

Rencontre avec Jacques Leibowitch

janvier 2003

Lipodystrophie : cette appellation recouvre plusieurs syndromes différents, pouvant s’associer, correspondant à des troubles du métabolisme des graisses. La lipoatrophie est la perte de masse graisseuse, affectant particulièrement le visage, les membres supérieurs et inférieurs, les fesses. La lipohypertrophie est une obésité tronculaire avec graisse périviscérale, une hypertrophie mammaire ou une masse graisseuse au niveau de la nuque (bosse de bison). La dyslipidémie, anomalie des lipides sanguins, est parfois incluse, à tort, dans le terme de lipodystrophie. Elle est mise en évidence par le bilan lipidique avec dosage du cholestérol et des triglycérides dans le sang.
Nous avons rencontré le Professeur Jacques Leibowitch sur ce sujet, à l’Hôpital Raymond Poincaré de Garches. Entretien.

Protocoles : vous avez été associé récemment à une publication qui soulève l’hypothèse que le VIH pourrait infecter les adipocytes, ces cellules qui stockent la graisse du corps. Pouvez-vous nous expliquer cette découverte et ses conséquences sur la prise en charge de l’infection à VIH ?

Jacques Leibowitch : Nous travaillons avec les fondamentalistes de Cochin depuis 1999. Chez eux, dans l’équipe d’Axel Kahn, un groupe, Uriel Hazan et France Piétri-Rouxel, faisait des travaux in vitro sur le tissu graisseux et l’infection à VIH en laboratoire.

Cela ne nous intéressait que marginalement. Et puis ce travail a finalement été convaincant en montrant que le tissu adipeux était infectable par le VIH in vitro. Elles ont réussi à infecter le tissu adipeux en laboratoire. Ces chercheuses ont publié un article en août dernier montrant que,dans des conditions de laboratoire expérimental, il y avait toutes les raisons pour que le VIH puisse infecter les cellules graisseuses, les adipocytes. Plus précisément les pré-adipocytes, et non pas les adipocytes eux-mêmes parce que l’on ne peut pas les mettre en culture dans des conditions ordinaires.

Il y avait donc ce résultat de laboratoire d’un côté, mais surtout les lipodystrophies de l’autre. En effet, la lipodystrophie serait à la limite acceptable si ce n’était qu’une séquelle, et encore provisoire, d’un traitement curatif du VIH. Mais à partir du moment où le traitement n’est pas définitif, et que, qui plus est, les gens sont jeunes, cela devient un vrai problème. Voilà le contexte dans lequel je me suis intéressé à la clinique du gras et son rapport avec le VIH.

Tout ce qui touche de près ou de loin aux lipodystrophies nous intéresse. C’est la raison pour laquelle on a prêté l’oreille à ces travaux sur le tissu graisseux. En effet, je ne m’intéresse pas toujours à ce que font et trouvent les fondamentalistes. Depuis vingt ans, il y a eu beaucoup d’exemples de découvertes sur telle ou telle cellule qui n’ont pas donné de suite en clinique. Un chercheur fondamentaliste produit des phénomènes avec des cellules, mais on reste assez loin de nos affaires.

Au départ, l’annonce de l’infectabilité des adipocytes par le VIH ne m’avait pas beaucoup ému. Ce sont Uriel Hazan et France Piétri-Rouxel qui ont vraiment insisté pour avoir des échantillons de tissu gras de gens qui étaient en réparation plastique à cause d’une lipodystrophie. On a donc étudié des personnes particulièrement atteintes, sept personnes, qui ont eu des auto-transplants graisseux pour réparer leur lipodystrophie, selon la technique dite de Colman.

Or, elles ont trouvé dans cette graisse prélevée pour la transplantation, un peu plus d’ARN VIH que ne l’aurait voulu la présence de lymphocytes. Il semblait y avoir quelque chose, comme s’il y avait une mine de VIH dans un dépôt. Mais c’est un résultat de fondamentalistes, non pas de cliniciens.

Mon équipe a donc repris le sujet et est en train de refaire les manipulations de laboratoire, en collaboration avec ces chercheuses. S’il est vrai qu’il y a autant de VIH qu’elles en ont trouvé, alors la graisse devient un stock très important, puisqu’il y a 50 ou 100 fois plus de graisse que de lymphocytes chez n’importe qui. S’il y a autant de VIH dans les adipocytes que dans les lymphocytes, la graisse devient alors la caverne d’Ali Baba du VIH. On est en train de le vérifier, mais il est encore trop tôt pour que je dise si c’est cela ou non.

Notre intérêt pour la graisse est un peu différent, il est lié aux lipodystrophies. En effet, la lipodystrophie est un événement majeur des traitements antiviraux. Ce qui est sûr, c’est que, sans le traitement, il n’y a pas de lipodystrophie. Les gens qui disent qu’il y a des lipodystrophies spontanées dans l’infection à VIH se trompent, ce n’est pas vrai. Du temps où il n’y avait pas de traitements, l’évolution spontanée de la maladie ne produisait pas de lipodystrophie. Tous les arguments sont réunis pour dire qu’il n’y a pas de lipodystrophies de ce type avant l’arrivée des antiviraux. La lipodystrophie n’aurait donc pas besoin du VIH pour advenir, mais des antiviraux. Pourtant, on ne peut pas jurer que le VIH ne soit pas dans le coup puisque l’on n’a jamais donné des antiviraux pendant aussi longtemps à qui que se soit, pas même à des lapins. Autrement dit, il n’y a pas de groupe contrôle chez les humains qui permettrait de dire que ce sont les médicaments seuls qui provoquent la lipodystrophie ou l’association VIH / médicaments. Évidemment, on n’aura jamais ce groupe témoin. Par conséquent, on ne sait toujours pas si la présence du VIH n’a pas une influence dans la survenue des lipodystrophies.

En logique formelle, on ne peut pas exclure que le VIH n’ait pas un rôle puisque que l’on n’a pas montré le contraire. Toutefois, si le VIH a un rôle, il n’est pas l’unique facteur puisque seul, sans les antiviraux, on n’observe pas de lipodystrophie. C’est ce qu’ont établi les observations des dix premières années de l’épidémie. Il n’empêche que l’on ne peut pas jurer que le VIH et les antiviraux, ensemble n’ont pas un effet, et par conséquent les deux à la fois, dans le gras, peuvent peut-être produire quelque chose de particulier.

Protocoles : avant les traitements il y avait tout de même des personnes atteintes par le VIH qui étaient affectées par la cachexie. Ne peut-on tout de même pas supposer qu’il y avait de la lipodystrophie là-dedans ?

Jacques Leibowitch : Pas du tout ! Et si je vous dis cela de façon aussi péremptoire, croyez bien que c’est appuyé sur l’observation : la lipodystrophie touche le tissu graisseux. Lorsque l’on fait des scanners et des IRM, que l’on coupe le corps de façon virtuelle, en regardant quelle est la part de l’amincissement qui revient à la perte de tissu graisseux et celle qui revient au tissu musculaire, aucune discussion n’est permise. Dans la lipodystrophie, c’est bien le tissu graisseux qui part. Or, dans la cachexie qui était autrefois très fréquente, c’était le tissu musculaire qui disparaissait. Quand on est mince, il y a plusieurs raisons. Entre la lipodystrophie et la cachexie, il n’y a pratiquement pas de chevauchement : la cachexie, le wasting syndrom, n’a rien à voir avec la lipodystrophie. Il y a peut-être des similitudes d’aspect, mais aucune ressemblance sur le plan de la physiopathologie, de l’anatomie et de la chimie.
La lipodystrophie est un événement iatrogène (NdlR : provoqué par la médecine, suite à des traitements prescrits) qui n’arrive que chez des personnes porteuses de virus. Je ne peux donc pas exclure qu’il n’y ait pas une partie de virus qui soit en cause. D’autant plus que l’infection à VIH, même traitée, n’est pas guérie. On sait bien qu’il reste des bouts de virus par-ci par-là, ou plus précisément, qu’il demeure une activité virale, puisque dès que l’on arrête le traitement, le virus recommence à se multiplier. Et cela repart en flèche en quinze jours. Par conséquent, même sous traitement, le virus est présent en permanence et on est absolument certain que des foyers restent toujours actifs, à faible activité peut-être, mais bien présents. Il y a donc du VIH actif chez des personnes traitées. Serait-il dans le gras alors ? C’est pour cela que chercher du virus dans la graisse est une recherche pertinente, et c’est pour cela que l’on y est encore.

Rechercher la présence de VIH dans le gras revient à se poser la question de l’existence d’un réservoir VIH supplémentaire. C’est ce qui nous est apparu en août dernier quand Uriel Hazan et France Piétri-Rouxel nous ont montré leurs résultats. Je me suis intéressé à leur travail et leurs résultats sont très importants. Ce sont elles qui montrent que le gras n’est pas un réservoir, mais un hangar. Du moins c’est ce que suggèrent leurs résultats. Cela nous a semblé très important, et par conséquent on s’est mis à chercher aussi. La première hypothèse est intéressante, mais il ne s’agira que d’un réservoir de plus. Par contre, si c’est un hangar, c’est une autre affaire. Cela voudrait dire que le VIH aurait dans le gras des conditions de résidence et peut-être de reproduction particulièrement favorable, à un endroit où l’on n’a jamais regardé si les traitements étaient efficaces. Par conséquent, s’il est vrai et vérifié que le tissu graisseux est un réservoir de virus, ni modéré, ni modeste, ni minime, mais plutôt un stock important comme le suggèrent les premiers résultats, alors une quantité de questions subsidiaires se posent.

Ce qui m’intéresse dans cette affaire, c’est que nos travaux ne sont pas terminés, mieux, c’est du " work in progress ". Ce que l’on a fait jusqu’ici, ce n’est déjà pas si mal, mais la recherche n’est pas finie. Par conséquent tout ce qui relance la question, qui ouvre à nouveau le champ de la recherche et qui remet sur le chantier la question de l’infection à VIH est biologiquement et politiquement correct. L’expérience que l’on a depuis treize ans nous montre que l’on ne guérit pas du VIH. S’il y avait du VIH dans le gras en quantité substantielle, cela donnerait à la lipodystrophie de la légitimité virologique. Pour l’instant ce n’est qu’un dommage médicamenteux.

Je remarque la discrétion de la recherche sur le sujet de la lipodystrophie. Ce n’est pas anodin. Dans l’histoire de la pharmacie industrielle, les effets secondaires des médicaments ne sont pas la source d’une recherche intensive, et c’est tout à fait naturel. Un laboratoire n’a en effet aucune raison de consacrer des milliards de dollars à expliquer pourquoi un médicament est toxique. Il vaut mieux pour eux en trouver un autre qui ne le soit pas. Par conséquent, le prix à payer pour trouver la cause de la toxicité d’un médicament est dissuasif, comparé à l’espoir et au désir de trouver une autre molécule.

La lipodystrophie est d’origine médicamenteuse et c’est pourquoi il ne faut pas espérer que l’on ait un jour l’explication. Tout le monde espère trouver une combinaison de molécules qui n’aura pas d’effet lipodystrophiant, sachant par ailleurs que personne n’a les moyens de prédire si telle ou telle combinaison sera plus ou moins lipodystrophiante avant d’en avoir observé les effets.

Sur ce sujet, la recherche fondamentale qui, en France, est financée par l’ANRS, n’a pas beaucoup d’argent. Autrement dit, il n’y a pas assez d’entrain sur le sujet pour rechercher les causes de la toxicité médicamenteuse. Ce type de recherche est très intéressante sur le plan de la recherche fondamentale, mais pas motivante sur le plan médical et industriel. S’il y avait du VIH dans le gras, cela changerait radicalement la question et donnerait de la noblesse à cet effet désagréable des médicaments. La lipodystrophie serait « anoblie » par la présence de virus dans le tissu cible. Voilà pourquoi il est intéressant de se poser la question de savoir si, oui ou non, il y a du VIH dans le gras. Il va de soit que s’il n’y a que des traces de VIH, on arrêtera. Il s’agira alors d’un réservoir de plus, moins percutant qu’un hangar. Démontrer l’infectabilité du gras par le VIH n’a pas pour but de faire un scoop afin d’être au devant de la scène, mais de relancer de façon naturelle l’intérêt des industriels du médicament antiviral pour l’étude de la physiologie du tissu graisseux. Avoir un critère graisseux serait même intéressant pour la FDA et les agences d’enregistrement. Mais cela peut devenir un critère si nos travaux prouvent qu’il y a un gîte de virus substantiel dans le tissu graisseux.
Aujourd’hui je pense que l’on ne peut pas en dire plus. On aura les résultats numériques, au mieux, à la fin de la première quinzaine du mois de février, au moment de la réunion américaine (la CROI à Boston). On présentera aussi certainement un abstract à la conférence de Paris dans lequel on donnera la quantité de VIH présent dans le tissu graisseux, ce qui permettra par conséquent de dire si le gras est un réservoir ou un hangar à VIH.