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Edito

Par la loi, par le sang, par le sperme

décembre 1997, par Philippe Mangeot

Ce n’est pas la première fois qu’Act Up s’affronte à des lois - des lois en vigueur ou des lois en projet. Il y a six ans, nous faisions déjà obstacle à deux amendements au Code pénal visant à criminaliser la transmission du VIH. Depuis sa création, la commission toxicomanie d’Act Up butte sur la loi de 1970 qui, parce qu’elle réprime les usagers de drogues, les détourne à la fois des moyens de prévention et d’un accès équitable aux soins. Et nous nous sommes battus pendant des années pour que les étrangers atteints de pathologies graves soient réputés inexpulsables. Nous y sommes parvenus in extremis, en faisant admettre aux parlementaires la nécessité d’amender dans ce sens la loi Debré. Encore cet amendement était-il incomplet. Et si sa nouvelle mouture, dans le projet Chevènement, l’améliore en concédant enfin aux malades étrangers des droits sociaux élémentaires, il faut croire que ces modifications ne vont pas de soi pour tout le monde. Dans une récente émission de La Marche du siècle, Alain Madelin s’offusquait, sans provoquer le moindre remous chez ses interlocuteurs, de ce que l’on puisse aujourd’hui "tirer avantage" du sida.

S’il est vrai que nous avons toujours eu maille à partir avec certaines lois, il y a pourtant quelque chose de nouveau dans le fait d’en faire le thème de notre manifestation du 1er décembre. Au-delà des luttes locales et des combats conjoncturels que nous avons menés jusqu’à présent, il s’agit pour nous de constituer une riposte cohérente à un arsenal légal tout aussi cohérent : faire entendre que des lois répressives sont incompatibles avec la notion même de Santé publique ; faire comprendre qu’à travers le sida, ces lois tuent. Le scénario est sinistre et implacable : des personnes réprimées, harcelée par les forces de polices, sans cesse aux prises avec la justice, auront d’autant moins de chances d’accéder à l’information, de se donner les moyens de se protéger, de bénéficier du système de soins et d’observer correctement des traitements dont on sait les effets catastrophiques chez ceux qui ne les prennent pas avec la rigueur et la régularité requises.
Ce scénario, toutes les associations de lutte contre le sida le connaissent. Nous en sommes réduits à passer toujours après la bataille. Encore faut-il que nous le puissions : car ces lois rendent aussi pour nous ces populations plus difficiles d’accès. C’est d’autant plus obscène, d’autant plus décourageant que nous observons par ailleurs des progrès thérapeutiques réels. Du fait de certaines lois, des populations entières en sont exclues.
Tout le problème est là. Dans son texte, la loi sanctionne ou pénalise des pratiques - habiter sur le territoire français sans en avoir obtenu l’autorisation ; racoler sur la voie publique, à des fins professionnelles ou non ; consommer des substances non autorisées, pour le plaisir ou par nécessité, etc. Dans les faits, c’est la personne qui se livre à ces pratiques, ou qui y est contrainte, qui est condamnée. Car la loi, ces lois, cristallisent des identités, forgent des destins précaires et sans cesse menacés : le sans-papier, la prostituée, le toxicomane - autant de vies fragilisées, exposées aux risques de la maladie et de la mort. On découpe la vie par tranches, et c’est le corps qui se retrouve en morceaux.

A ce titre, l’hypocrisie du législateur rappelle celle de l’Eglise. Qu’on lise les communiqués des évêques de France : on ne blâme pas les homosexuels, juste les actes contre-nature ; on n’a rien contre les femmes qui se font avorter, mais on combat ardemment l’IVG. Au bout du compte, on trouvera toujours à exercer sa compassion à l’égard de ceux qu’on aura condamnés.

Quand on n’a pas voulu prévenir, on peut toujours espérer soigner, avec des moyens du bord défaillants. S’il y a des brèches, on les colmate comme on peut : on installe des services hospitaliers de précarité, on s’en remet à structures humanitaires largement bénévoles et à la générosité des donateurs. C’est ce que fait Bernard Kouchner, qui serait peut-être un secrétaire d’Etat à la Santé honorable, si la Santé publique se limitait à l’administration des soins. Indépendam-ment des questions de prévention, de protection des personnes et de respect de leur intégrité. Indépendamment des politiques en vigueur à quelques encablures de la rue de Ségur, aux ministères de l’Intérieur et de la Justice, par exemple. Sur le projet de loi Chevènement, sur la répression de la toxicomanie (dont la fermeture récente de cinq clubs gays est un avatar), Kouchner reste spécialement silencieux.
On dira peut-être : les lois ne sont pas tout. Nous le savons, notre expérience de la lutte contre le sida nous l’apprend tous les jours : à côté des lois, et tout aussi importantes qu’elles, il y a des juridictions éparpillées qui démultiplient le pouvoir de légiférer, des jurisprudences foisonnantes qui infléchissent la lettre des textes, des administrations extra-juridiques qui prospèrent dans l’ombre du droit qu’elles sont chargées d’appliquer. Par la loi, cela veut donc dire aussi : par des magistrats ou des avocats, par des arrêts ou des décrets, par des prisons ou des commissariats - par tous ceux dont elle réclame la complicité ou la collaboration, par tout ce qu’elle autorise et tous ceux qui s’en autorisent.

Si nous nous gardons de fétichiser la loi, nous savons néanmoins que nous en avons besoin. Nous voulons des lois, parce que nous manquons de droits. Si nous réclamons l’abrogation de certaines lois, c’est aussi parce que nous avons des alternatives à proposer, des exigences à faire entendre. Oppo-ser au dispositif répressif sur la toxicomanie la nécessité d’une légalisation contrôlée des drogues, comme le préconise depuis des années le Dr John Marks, qui a fait de Liverpool l’une des villes européennes les moins touchées par le sida. Opposer à l’idéologie d’une maîtrise des flux migratoires, dont on sait les piètres les résultats, l’idée d’une ouverture des frontières, comme nous le faisons avec le GISTI. Opposer à la définition d’un mariage arc-bouté sur le slogan de la différence des sexes la nécessité d’un mariage ouvert à tous ceux qui le désirent, quels que soient leur sexe et leurs préférences sexuelles. Dans tous les cas, opposer à des lois scélérates des dispositifs enfin adaptés aux exigences de la Santé publique, qui sont aussi, joyeusement, celles de la vie, du plaisir et de l’hospitalité.
Rendez-vous à la manifestation du 1er décembre.


Depuis notre assemblée générale de septembre, une nouvelle équipe a pris la responsabilité d’Act Up. Je la préside avec François Bès, Emmanuelle Cosse, Thomas Doustaly, Brigitte Tijou et Claire Vannier. Qu’on se le dise, Act Up aujourd’hui est vivant comme ses débats, joyeux comme ses actions, furieux comme ses discours, sexy comme ses militant(e)s. Que ceux qui en doutent encore viennent vérifier sur place, mardi prochain, à notre réunion hebdomadaire. C’est à partir de 19H30 à l’Ecole des Beaux-Arts, 14 rue Bonaparte à Paris.