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Edito

Mariez-vous avec nous

avril 1998, par Philippe Mangeot

Act Up aurait-il soudain viré sa cutie politique, pour compter le mariage parmi ses revendications ? On exige la légalisation contrôlée des drogues, on parle d’ouverture des frontières, on envisage le revenu garanti pour tous, et on prône, dans le même mouvement, une forme de normalisation des couples de gouines et de pédés. Pendant ce temps, en Amérique, Michael Warner et ses Sex Panics fustigent le conservatisme de certains gays favorables au mariage, considéré comme la voie d’une moralisation de l’homosexualité à l’époque du sida. Ici, on aime bien Michael Warner. Mais ici, le contexte est différent.

Ceux qui connaissent Act Up d’assez près savent que nous avons longtemps tardé avant de nous lancer dans ce combat. Bien sûr, il y avait les situations dramatiques auxquels certains d’entre nous étaient confrontés : la mort d’un amant qui jetait à la rue son compagnon ; les conflits avec la belle-famille qui ne reconnaissait au conjoint aucun droit. Et, pour mémoire récente, le procès cassé d’un sidéen qui avait obtenu, après le décès de son compagnon, le transfert à son profit du bail de leur appartement ; c’était compter sans Jean-Luc Aubert, conseiller à la Cour de cassation, qui justifiait l’expulsion du malade au nom du fait que « l’homosexualité est par nature un comportement mortel pour la société ». Honte à Jean-Luc Aubert. Et que cent zaps comme celui que nous avons récemment mené contre lui le menacent à chaque coin de rue.

Pour autant, nous n’avons jamais été des fers de lance du Contrat d’Union Sociale. Non seulement parce qu’il avait des airs de demi-mesure, de mariage du pauvre, et que nous ne sommes pas preneurs de citoyennetés partielles. Mais aussi parce que d’autres, plus convaincus, s’étaient pleinement engagés dans cette lutte et que nous n’avons pas l’habitude de faire double emploi : nous avons assez à faire avec les combats dont personne ne veut. Mais nous avons toujours soutenu - un peu mollement, il est vrai - le CUS, sinon dans sa lettre, au moins dans son esprit : celui d’un contrat qui permettait de faire face à des situations que la maladie rendait intolérables.

Tout a changé ces douze derniers mois. Un petit rappel historique s’impose.

Premier temps : dans le panier des promesses électorales de la gauche plurielle, le CUS ou quelque chose qui y ressemblerait. Nous l’avons pris comme une bonne nouvelle, quelles que soient nos réserves à l’égard d’un projet qui ne savait pas trancher entre la reconnaissance (nécessaire) du couple homosexuel et l’invention d’un contrat (également nécessaire) déconnecté de la question de la sexualité. C’était au moins l’indice d’une bonne volonté, même si le peu d’ardeur avec laquelle la gauche au pouvoir aborda la question dans les mois qui suivirent les élections nous fit sérieusement déchanter.

Deuxième temps : les adversaires du CUS ne manquent pas d’ardeur. Tant qu’il n’avait été qu’un improbable projet, quelques croisés de l’homophobie, de Christine Boutin à Tony Anatrella, en avaient déjà fait un bouc émissaire idéal. Mais la victoire de la gauche et la matérialisation éventuelle du projet suscita une incroyable série d’attaques issues de milieux réputés « progressistes » : signatures habituelles de la revue Esprit ; locataires de la Fondation Saint-Simon, conseillers plus ou moins ordinaires de la gauche - en vrac, Guy Coq, Irène Théry, Sylviane Agazynski. Quelles que soient les différences dans l’argumentation, tous déclinaient inlassablement les mêmes chimères : le CUS serait un premier pas vers le mariage homosexuel ; or le mariage est à la fois l’institution de la famille et de l’éducation des enfants, inaccessible aux homosexuels qui nient la différence sexuée ; le CUS ouvre donc une dangereuse boite de Pandore et la société telle qu’elle est n’y retrouvera pas ses petits. CQFD.

On n’épiloguera pas sur le passage d’une homophobie droitière à un hétérocentrisme de gauche. On retiendra surtout que tous oubliaient le CUS et ses précautions pour ne parler que de mariage. Quitte à en donner une version singulièrement désenchantée : à les lire, le mariage n’était ni un droit universel à consacrer son union, ni l’institutionnalisation d’une promesse amoureuse, mais une prise de « responsabilité anthropologique », une forme d’engagement militant pour éviter le naufrage social. Avec, en toile de fond, la panique à peine masquée d’hétérosexuels désemparés qui semblaient dire : nous consentons d’énormes sacrifices à la société, laissez-nous au moins quelques privilèges. On aurait dû les rassurer, les inviter à reprendre confiance en eux. On ne l’a pas fait.

Troisième temps : nous nous mettons à penser sérieusement au mariage. Les attaques des opposants au CUS auront au moins eu le mérite d’en montrer les ambiguïtés. Certes, une refonte totale du concubinage s’impose, qui accorderait davantage de droits à ceux qui refusent la solennité et le caractère symbolique du mariage. Mais s’impose également le droit d’accéder au mariage à tous ceux qui le désirent, quelle que soit leur sexualité. Inutile d’inventer un contrat alternatif pour éviter d’effrayer le bourgeois et maintenir le mariage dans ses prérogatives : le bourgeois est déjà effrayé et ne voit que du mariage, 12 000 maires introuvables l’ont encore récemment montré. On saisira au vol l’occasion qu’il nous présentent.

Quatrième temps : où l’on commence à parler du PIC. S’il est trop tôt pour se prononcer définitivement sur un projet encore très lacunaire, on peut au moins se réjouir des déclarations de ses promoteurs : le PIC n’est pas un concurrent du mariage ; il ne fait aucune référence à la sexualité. Chacun de nous connaît autour de soi des amis, hétérosexuels, homosexuels ou autres qui seraient intéressés par le PIC ; nous savons aussi qu’il permettrait éventuellement de régler bon nombre de problèmes patrimoniaux apparus avec le sida. Nous défendrons donc le PIC, en prenant son esprit à la lettre et ses promoteurs au mot : parce qu’il n’a rien à voir avec le mariage et avec la sexualité, le PIC laisse entier le problème de la discrimination dont font l’objet les couples homosexuels. Parce qu’il est profondément égalitaire, il aggrave a contrario le cas du mariage qui ne l’est pas. Raison de plus pour exiger le droit de nous marier comme nous le voulons.

Nous allons nous marier. Non pas nécessairement parce que nous en aurions envie. Mais parce que nous voulons pouvoir le faire. Un droit qu’on n’a pas est aussi un droit qu’on ne peut pas refuser.
Nous allons nous marier. Non pas forcément parce que nous voyons dans le mariage une intangible vertu. Mais parce que les réactions de ceux qui s’y opposent nous inspirent. S’il est vrai que le mariage est le bastion de la différence des sexes et l’institution de l’hétérocentrisme, alors nous devons le vider de ces sens pour le rendre à ce qu’on nous avait dit qu’il était : la consécration sociale d’un amour partagé. Nous en avons soupé de l’hétérocentrisme ; et nous avons pris l’habitude de penser au dessus de la braguette, et de voir de l’altérité ailleurs que dans la seule différence sexuée.

Nous allons nous marier parce que nous sommes fatigués des privilèges reconnus, grâce au mariage, aux seuls hétérosexuels. On sait, par exemple, qu’un sans-papier n’aura pas de chance d’être régularisé s’il est célibataire. Jusqu’à preuve du contraire, un pédé ou une lesbienne est toujours célibataire : les critères de régularisation de M. Chevènement ne peuvent retenir que des hétérosexuels.

Le Code civil fait à peine référence à la différence des sexes. Pour peu qu’on accepte d’être « déclarés » mari et femme, il parait qu’on le peut. Je veux bien être « déclaré » mari ou femme de Jean-Philippe ou de Robin. Je sais qu’une jurisprudence qui a près d’un siècle m’en empêche. C’est elle qu’il faut changer en demandant de se marier.
On nous le refusera, sans doute. Alors, il faudra aviser. En zappant les mariages autorisés, de jolis samedi de mai. En demandant aux hétérosexuels avisés de ne pas céder à la tentation d’une loi injuste et discriminatoire : qu’ils boycottent le mariage en attendant le nôtre.

Nous allons nous marier et vous allez le faire avec nous. Venez aux prochaines réunions d’Act Up, nous vous donnerons un mode d’emploi ; nous nous épouserons tous ensemble et pour l’amour de la République.

Ne craignez rien : nous allons vous marier.