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Mission Russie, quatrième chronique

17ème étage, sans ascenseur

jeudi 28 avril 2005

Après notre rencontre avec Pavel, nous avons fait la connaissance des responsables du réseau russe de réduction des risques, le Russian Harm Reduction Network (RHRN). Pavel nous avait rappelé que la Russie est un pays immense et que la situation à Saint Petersbourg et à Moscou est « privilégiée » par rapport aux autres régions du pays. C’est ce que confirment indirectement Vitaly (photo ci-dessous) et Dacha, tousTes deux directeurRICEs du RHRN, réseau indispensable au vu de l’échelle du pays.

Le RHRN nait officiellement en 2004, année de son accréditation. Il existe de façon informelle depuis un peu plus longtemps. Les premières actions de réduction des risques ont commencé dans diverses régions de Russie au milieu des années 1990. En 1998, une cinquantaine d’organisations qui pratiquent l’échange de seringues se dotent d’un réseau officieux, afin de créer une structure indépendante des bailleurs de fonds. C’est la naissance du RHRN. La décision d’officialiser le réseau pour lui donner plus de moyens est prise fin 2003. Là encore, l’argent public, tant fédéral que régional, est totalement absent. Là encore, comme pour d’autres associations, les perspectives de financement par le Fonds mondial ont lancé une dynamique qui a poussé à une plus grande structuration du réseau existant. En 2004, 120 millions de dollars ont été débloqués sur 5 ans par le Fonds mondial, uniquement pour les traitements. 90 millions seront débloqués cette année, toujours sur 5 ans, pour les projets communautaires — usagEres de drogues et femmes enceintes sont la priorité, puis viennent les travailleurSEs du sexe et les homos.

Vingt associations sont officiellement membres du réseau. L’adhésion est de 10 dollars. De nombreuses structures ou individus s’y agrègent et forment une nébuleuse très active, dont le rôle est double. D’une part, assurer la meilleure réduction des risques possibles dans le cadre actuel — travail horizontal qui implique réseautage, diffusion de l’information, recherche de fonds pour l’échange de seringues, outreach, formation et empowerment des usagers, etc. D’autre part, le travail vertical de représentation des usagers et de lobby auprès des diverses structures officiels, nationales ou internationales, et aussi auprès des médias.

Le premier obstacle est celui de l’argent : la moitié des projets n’était pas financée l’année dernière ; cette année, 17 projets du réseau sont subventionnés par le Fonds mondial sur l’ensemble du territoire russe et 35 par la recherche d’autres fonds, étrangers. La recherche de nouveaux fonds est une priorité : les animateurRICEs du réseau sont conscientEs de la chance que représente l’argent du Fonds, mais cela ne leur suffit pas. Notre discussion sera ainsi régulièrement interrompue pour finaliser un projet dont la demande de financement devait être rendu le jour même, ou pour faire le point avec d’autres salariéEs sur les comptes d’emploi et les critères à mettre en avant pour justifier l’argent utilisé. Evidemment, dans tous ces projets, la substitution n’est pas prévue dans l’agenda, mais le lobby pour le rendre légal s’organise vigoureusement.

Malgré ces problèmes de financement, malgré la politique répressive, le réseau peut être fier de son bilan. L’année dernière, 100 000 usagerEs de drogues ont bénéficié des services des structures du réseau. Ce chiffre est impressionnant quand on sait qu’en moyenne, chaque organisation compte seulement 2 coordinateurs et quatre « outreach workers », pairEs chargéEs de convaincre les usagErEs de drogue, plus que méfiantEs envers tout ce qui est médical, d’aller se faire dépister, de passer par un centre d’échange de seringues, etc. La plus grande structure du réseau compte 10 salariéEs.

Nous continuons la discussion de façon informelle au restaurant. Dacha nous pose des questions sur l’accès aux soins des étrangErEs sans papiers. Nous lui expliquons qu’il existe en France laide médicale d’état, la régularisation pour soins, la remise en cause de ces droits par Chirac et son gouvernement. En fait, Dacha cherche une solution légale aux problèmes posés par le système d’enregistrement russe auprès de la « Sécurité sociale » du pays. L’inscription se fait dans la ville de naissance. Il est possible de bénéficier d’une couverture temporaire si la personne s’installe ailleurs, mais l’organisme ne couvre pas le vih, les IST et la substitution (qui est interdite, rappellons-le). Comment être prisE en charge quand vous ne résidez plus dans votre ville de naissance ? Les procédures administratives sont longues, et impossibles quand vous êtes précaires ou usagErEs de drogues. Les problèmes administratifs se cumulent donc à l’absence de financement par l’Etat et à la politique répressive qu’il mène.

Avant d’aller nous coucher, Dacha, qui fait aussi partie de FrontAids, nous confie sa lassitude face aux arguments de ses adversaires : à chaque action, on prétend que FrontAids est financé par l’étranger, par la mafia, par les terroristes tchétchènes, etc. Ces affirmation stupides montrent que les activistes sont sur la bonne voie : on n’a rien à leur répondre sur le fond.

La Communauté des personnes vivant avec le vih/sida

Le lendemain, jeudi, nous rencontrons un autre réseau, the Community of people living with aids (la Communauté des personnes vivant avec le vih/sida), qui travaille en étroite collaboration avec le RHRN. Il s’agit d’un mouvement très jeune, dont la création remonte aux trois dernières années. Ce n’est que depuis 2005 qu’ils ont un « vrai » local, dont le financement est assuré par l’argent du Fonds mondial. La communauté regroupe sur l’ensemble de la Russie deux cents « représentantEs » (individus ou associations). Chaque région au moins unE représentantE. Ils investissent les diverses structures, locales, fédérales, internationales, associatives ou institutionnelles, pour y représenter les séropos.

Comme pour le RHRN, il y a un va-et-vient entre une dynamique horizontale, qui soutient chaque association locale dans son travail de terrain, et une dynamique verticale de lobby et de communication auprès du grand public via les mass medias. Amélioration de la qualité de vie, accès aux traitements, lutte contre les discriminations, sensibilisation de la population, sensibilisation des grands patrons d’entreprises pour toucher par leur intermédiaire le maximum de monde, renforcement du travail de terrain : ce sont quelques unes des actions de cette communauté.

Les médias occupent une place importante dans leur activité : ils y voient évidemment un double intérêt, sensibiliser l’opinion publique, mais aussi faire pression sur leur gouvernement. La façon dont Dima (photo ci-dessus), Micha ou Shona parlent des medias ne s’arrête donc pas à la seule imprécation contre la censure des journaux.

La discussion continue sur ce qui se passe à Moscou. Dima nous explique que la capitale est « privilégiée ». Cela veut dire que 1000 personnes ont accès aux traitements, sur 25 000 personnes enregistrées comme séropositives. Voilà le privilège. Le dispositif institutionnel est à ce point déficient que, lorsque le centre sida de la ville a voulu augmenter le nombre de personnes sous ARV, il a très rapidement dû faire marche arrière : les fonds ainsi débloqués l’avaient été au détriment d’autres médicaments, tout aussi nécessaires, qu’il fallait absolument financer...

Shona et Micha (photo ci-contre) concèdent qu’il y a suffisamment de centres de dépistage anonyme et gratuit à Moscou. Mais comment les usagErEs de drogues pourraient-il y aller sans une véritable politique d’incitation ? Cela rappelle un article écrit par un usager dans 228, le journal, samizdat, d’une structure d’auto support, qui porte le nom de l’article de loi prohibant l’usage de drogues. L’auteur dit en substance ceci : lorsqu’on considère, comme le fait le gouvernement, que les usagers de drogues sont irresponsables parce qu’ils ne vont pas se faire dépister, donc qu’ils ne méritent pas les traitements, c’est un peu comme si on disait à un cardiaque qu’il est fou, et indigne de tout soins, parce qu’il refuserait d’aller à sa consultation qui se trouve au 17ème étage d’un immeuble sans ascenseur.


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