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tribune

le sida a 20 ans. Nous aussi.

juin 2001

Nous avons 20 ans aujourd’hui et nous n’avons jamais connu un monde sans sida. Nous sommes la nouvelle génération de pédés, de bis, de lesbiennes et de transgenres. Nous sommes des filles et des garçons, séropositifs, malades du sida ou séronégatifs, de toutes origines.

Nos sexualités, quelque forme qu’elles prennent — pénétration, fellation, anulingus, cunnilingus, caresses, fist fucking, sodomie —, dérangent. À deux, à trois, dans une backroom, dans les saunas, dans un lit, pacsés, fleur bleue, fidèles ou infidèles, partouzeurs, dominateurs ou soumis : Oui, nous avons une sexualité, nous y prenons du plaisir ; oui, elle choque encore. À la télé, dans les journaux, dans les lycées, nous sommes au mieux aseptisés ou caricaturés, et au pire, invisibilisés réduits au silence, à l’isolement et aux brimades.

Ce silence est d’autant plus criminel que nous sommes confrontés à un relâchement des comportements de prévention.

Les chiffres sont alarmants. L’enquête Presse Gay 2001 de l’INVS, corroborée par les appels reçus à Sida Info Service et la reprise des MST comme la syphilis et les gonococcies anales, montre que le relapse (relâchement des pratiques sans risque) est devenu une réalité incontournable. Sur un échantillon de 5 000 homo- et bisexuels masculins tous âges confondus, 23 % déclarent avoir eu des pénétrations anales non protégées avec des partenaires occasionnels. Aujourd’hui, des centaines de gays s’exposent au virus du sida dans l’indifférence générale. Un représentant de la Direction générale de la santé (DGS), n’hésite d’ailleurs pas à nous annoncer froidement que la courbe des contaminations aura retrouvé d’ici 5 ans le même niveau qu’au début des années 80.

Mais le plus grave est sans doute la situation des jeunes. Dans cette même enquête, la plus forte hausse des pratiques à risque se situe chez les jeunes de moins de 25 ans qui n’ont pas connu l’épidémie sous son angle le plus dur. 31 % d’entre eux ont eu des rapports non protégés durant l’année 2000, et dans la génération des 35-44 ans, la plus touchée par le sida, 27 % ont eu des rapports également non protégés. En 1997, date de la dernière enquête de ce type, ces chiffres ne dépassaient pas la barre des 20 %. C’est la première fois depuis le début de l’épidémie qu’ils sont en augmentation. Nous ne pouvons l’accepter, d’autant moins que se développe actuellement le discours bareback, qui incite à l’abandon de la capote sous couvert de liberté sexuelle.

20 ans d’épidémie, ça suffit. Nous ne voulons pas mourir, nous ne voulons pas souffrir, nous avons 20 ans, nous avons envie de vivre.

Les gays et lesbiennes ne sont certes pas les seuls touchés par l’épidémie : les hétérosexuels sont également frappés, et, se sentant moins concernés, ont peu assimilé des réflexes de prévention. Si aucun passage à l’âge adulte n’est sans problème, nous pensons que nos parcours, nos spécificités, la difficulté toujours réelle de grandir en étant gay ou lesbienne, font de nous les objets d’une discrimination insidieuse et mortelle. Ce n’est pas notre sexualité qui est en cause, mais la façon dont la société en parle.

L’information sur nos sexualités, nous la découvrons trop peu avec nos parents, à l’école, à la télé. Nous, jeunes gays, la découvrons sur internet, dans les sex-shops, dans les bois, les pissotières, les bars à cul, trop souvent seuls face à nous-mêmes, sans aucun modèle constructif ni aucune référence positive.

Quant à nous, jeunes lesbiennes, nous n’existons pas et notre sexualité encore moins. Aucune campagne de prévention concernant les rapports sexuels entre filles n’a été mise en place. On ne recense aucune lesbienne malade du sida, et pour cause : aucune étude épidémiologique ne s’est penchée sur le cas. Aucune recherche n’est non plus menée pour faciliter l’utilisation de matériel de prévention dans les rapports entre femmes, et ils ne sont d’ailleurs disponibles dans aucune pharmacie française. Or nos pratiques sexuelles sont des pratiques à risque. Dès lors, l’absence de prise en compte des lesbiennes dans les politiques de prévention et de lutte contre l’homophobie constitue une discrimination ouvertement lesbophobe. Invisibles, nous n’existons pas, nous ne nous construisons pas. Les jeunes lesbiennes en ont assez d’êtres invisibles, les jeunes lesbiennes en ont assez de courir le risque de se faire contaminer et de mourir dans l’indifférence des pouvoirs publics. À quand notre reconnaissance ?

Nous n’admettrons aucune objection de la part de certains psys, visant à théoriser une soi-disant incapacité des gays à être heureux. Nous sommes fatigués d’être sans cesse culpabilisés dans nos pratiques. Le mal-être ne naît pas de l’homosexualité, mais de l’homophobie. Les raisons du relapse et du mal être de certains gays et lesbiennes sont du ressort de la responsabilité collective.
C’est certainement dans cette difficulté ou ce refus d’aborder les questions de la sexualité des gays et des lesbiennes que prend source le concept de réductions des risques repris par la DGS dans son plan triennal de prévention. Cette politique consiste à établir une échelle dans la prise de risques. Certes, un pistolet contenant une seule balle tue moins que celui dont le barillet est plein. Mais allez raconter ça à celui qui s’est pris l’unique balle ! Une sodomie active ou passive, une fellation sans capote, un cunnilingus sans digue dentaire sont potentiellement contaminants. Eriger la réduction des risques en norme exclusive de prévention a deux conséquences graves.

Cette position légitime d’abord insidieusement les comportements à risque en les rendant acceptables et gérables sous prétexte qu’il est impossible d’obtenir un comportement safe à 100 % de la part de la population. Il y a pourtant encore 4 000 à 6 000 nouvelles contaminations par an et nous ne pouvons accepter que l’Etat baisse les bras aussi facilement, en laissant la porte ouverte à des discours conduisant à la mort.

La réduction des risques mine aussi d’avance tout discours de prévention : nous ne pensons pas que sans message simple qui rappelle la nécessité de se protéger de manière systématique, la logique de réduction des risques ait une quelconque efficacité auprès des jeunes : nous redisons - pas de sexe sans latex (capote ou digue dentaire).

Le sida a fait 40 000 morts en France, dont 25 000 homosexuels. Certes, les multithérapies ont sauvé la vie de nombreux séropositifs, mais au prix d’effets secondaires handicapants tels que nausées, diarrhées, changements d’apparence ou perte de libido. Combien faudra-t-il de nouvelles contaminations de jeunes homos, que les thérapies ne guériront pas, pour que tous, et l’Etat le premier, perçoivent la gravité de l’épidémie ?

Aujourd’hui, une prise de conscience, une réaction des pouvoirs publics et de la société s’imposent. Leur incapacité à communiquer sur notre sexualité, leur irresponsabilité, deviennent criminelles. Si personne ne réagit, l’épidémie du sida va continuer ses ravages, et les séroconversions devenir une nouvelle norme. Nous sommes en première ligne pour la prochaine hécatombe.

Nous exigeons que Bernard Kouchner, ministre de la santé, ne se limite pas à ses beaux discours coutumiers : il est urgent de débloquer des budgets pour des campagnes de prévention grand public et ciblées. Nous ne supportons plus qu’une morale discriminatoire occulte notre sexualité. Dans la prévention, il y a des homos, mais pas d’homos sexuels.

Les campagnes doivent être permanentes et ne pas se limiter à la période d’été.
Nous demandons une mise en image de l’homosexualité moins frileuse et plus proche de notre vécu, sans fausse pudeur ni hypocrisie.
Ces campagnes doivent s’associer à des distributions massives de digue dentaire, de préservatifs et de gel lubrifiant à base d’eau (sans gel, le préservatif n’est pas un outil de prévention efficace pour les pénétrations).

Nous exigeons de Jack Lang, ministre de l’Education nationale, qu’il ne se contente pas de défiler à la Lesbian & Gay Pride, mais qu’il mette en œuvre une vraie politique d’éducation sexuelle à destination des jeunes gays et lesbiennes. A l’école, la prévention sida n’est jamais abordée que par le biais des questions de prévention. La dimension sexuelle et affective est niée, en particulier pour les lesbiennes.

Il faut une vraie politique imposant que soit abordée la prévention sida et MST sans laisser pour compte les jeunes gays et les jeunes lesbiennes. Actuellement, l’éducation sexuelle et la prévention sont laissées à la discrétion des responsables d’établissement.

Les programmes doivent impérativement intégrer la sexualité et l’affectivité des homosexuels à chaque niveau depuis le collège — et pas uniquement sur les deux heures d’éducation à la sexualité de quatrième et troisième. La visite médicale dans l’enseignement supérieur doit être rendue effectivement obligatoire et fournir l’information de base sur la prévention.

D’autre part, des distributeurs de capotes, de gel et de digues dentaires doivent être présents et approvisionnés régulièrement dans tous les collèges, lycées, facs, écoles et campus.

Enfin, nous, jeunes gays, lesbiennes, bi et transgenres appelons tou-te-s les homosexuel-le-s à se remobiliser massivement contre la maladie en faisant preuve d’unité, de responsabilité et de solidarité. Nous devons tous lutter activement contre le sida.


Il s’agit du texte orginal de la tribune parue dans Le Monde daté du dimanche 24 - lundi 25 juin 2001 sous le titre « 20 ans de sida, ça suffit ! ».
Cette tribune a été écrite et signée par : Act Up-Paris, A jeu égal (Grenoble), Centrale Gay Paris (École Centrale), Clash ! (ENS Cachan), DEGEL ! (Jussieu), EGALE (Université Paris VIII), Etudiants contre le sida (Lyon), Homonormalité (ENS Ulm), Homonormalité (ENS Lyon), In and Out (HEC), Jules et Julier Le GAGE, Le Glam (INA - PG), Les Gones s’en... mêlent !, Mousse Sciences-Po, dans le cadre du réseau national Moules Frites.