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Dix ans de trop ?

juin 1999, par Didier Lestrade

Selon l’écrivain américain David Feinberg (mort, aujourd’hui, mais vous pouvez lire son fantastique livre Queer & Loathing - Viking), le cynisme arrive après 8 mois de réunion à Act Up. C’est une statistique comme une autre et je suis prêt à croire qu’elle s’applique à tout le monde. Alors comment expliquer que certains parmi nous sont à Act Up depuis tant d’années ?

Le cynisme, c’est quelque chose que tout le monde vit dans le sida, et particulièrement dans les associations. D’un côté, on sait qu’il faut continuer coûte que coûte, de l’autre on admet très vite qu’il y a des aspects de cet engagement qui font chier et quand on passe toutes ses années en réunion, il faut bien finir par se demander si ça vaut le coup. C’est quelque chose qui n’a jamais cessé de me surprendre. Est-ce du masochisme ou est-ce un incroyable sentiment de fidélité ? Si je regarde dans mes histoires amoureuses, il n’y en a aucune qui a duré aussi longtemps que mon attachement pour Act Up. Chaque année, je me dis que c’est la dernière, et chaque année, je me retrouve à faire les mêmes choses. Et je finis par me dire que ce que j’ai vécu à Act Up est une incroyable histoire d’amour. Ça y est, vous vous dites, elle délire. Sortez les mouchoirs, Osh Kosh. S’il y a beaucoup de mecs à Act Up avec qui j’aurais voulu coucher et qui n’ont jamais voulu de moi, j’y ai rencontré quand même deux de mes meilleurs boyfriends, Eric Bouis et Jean-Luc Bonnet.

Et mes deux meilleurs amis, Robert Renaud et Jean-Marc Arnaudé. Bien sûr, je n’ai pas réussi à attirer Andrew Paulson et Stéphane Trieulet (class of 90) ou Jean-Michel Oytana (92), Olivier Bernard (93), David-Romain Bertholon (94), Florian Lamiraud (96) et Olivier Cossanza (97) qui, tous, m’ont remercié de mon travail d’activiste en admettant qu’ils n’avaient pas envie de coucher avec un président. Comme quoi, être une vedette à Act Up est le meilleur moyen de faire peur aux beaux mecs. Si c’est pas une raison valable d’être cynique !

Robin Campillo a couché une fois avec moi uniquement pour me montrer à quel point il pouvait être distant quand il le veut. Mais, finalement, je suis resté à Act Up non pas parce que ça m’intéresse (allez, ça m’intéresse quand même) mais surtout parce que j’ai réalisé très vite que si je quittais le groupe, je perdrais sûrement tout contact avec des gens que j’ai aimé depuis le début : la Mangeot, Campillo, Nicolas Roche, Maryvonne Molina, Brigitte Tijou, Emmanuelle Cosse, Victoire Patouillard et toute cette ribambelle de gosses que j’ai découvert sur le tas : Arlindo, Nicolas, Laïla, Donald, Sabrina, Aurélien, Germinal, Rodrigue, Marc, Stéphane, Fabien, Jean, Rachel et surtout Claire. Ce sont ces jeunes qui font qu’Act Up continue, bon an mal an, avec tous les autres dont je ne suis pas très proche mais qui font un très beau boulot malgré tout. J’ai beau râler comme une vieille sur certains sujets, il n’y a plus une seule personne à Act Up qui m’horripile, ce qui était loin d’être le cas les années précédentes. Quelque part, on a fini par gagner. Act Up est moins fort que par le passé (tout le monde le sait, y compris nous) mais toutes les folles prise de tête sont parties contaminer les autres associations.Je ne voudrais pas sortir le mot ringard de " tendresse " mais ça doit être un sentiment pas très éloigné. On a appris à vivre ensemble, sous le même toit et c’est ce qu’on voulait dès le départ.

C’était l’idée de la " famille choisie ".

Si Act Up n’avait pas été là, je serais toujours une folle misogyne. Je le suis encore un peu mais beaucoup, beaucoup moins qu’en 1989. Et les hétéros ne sont finalement pas si emmerdants que ça. Ils sont même vraiment intelligents, dans leur genre. Regardez les autres associations, il y a plein de gens qui s’y détestent. Comme dans n’importe quelle entreprise. Act Up est ce petit noyau de personnes, presque toutes bénévoles, qui donnent leur temps pour que les choses bougent. C’est la meilleure psychothérapie de groupe jamais inventée.

On est loin d’être des sex symboles mais on a avec nous ce sentiment de révélation qui accompagne ces réunions gag où il faut trouver des slogans idiots pour accompagner la Gay Pride. Et je m’en fous si des gens me regardent comme une pauvre chose, dans le genre " mais tu es encore à Act Up ? ? ? Tu n’en as pas marre ? ? ? Tu n’as rien d’autre à faire dans ta vie ? ? ? ". Ils ne savent pas. Ils ne peuvent pas comprendre. Ce sont les premiers à douter du concept de communauté gay et comprennent encore moins l’idée de la communauté sida.

Ils n’ont pas encore réalisé qu’en dix ans, Act Up a fait plus pour les séropos que n’importe quelle autre association de lutte contre le sida. Avec un budget tellement minuscule qu’on se demande si tout tenait avec des rubans adhésifs. C’est bien la preuve que ce groupe fonctionne avec quelque chose qui dépasse l’argent, les subventions et les putains de rapports d’activité. Nous avons inventé quelque chose qui n’existait pas dans la société. Dix ans, je n’aurais jamais cru ça possible en 1989. Je n’aurais jamais pensé qu’on aurait pu tenir si longtemps. C’est un livre, un script, un film. C’est mégalomaniaque. C’est super cool.