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Substitution en prison : à chacun sa loi

juin 1999

La loi de 1994 est claire : les détenus doivent bénéficier d’ « une qualité et une continuité de soins équivalentes à celles offertes à l’ensemble de la population ». Les circulaires ministérielles le sont tout autant : en cas d’incarcération, les usagers de drogues sous traitement de substitution doivent pouvoir bénéficier de la poursuite de leur traitement. Pourtant, il n’en est rien. Le 11 mai dernier, deux enquêtes sur la substitution en prison étaient présentées au Ministère de la Santé, avec des résultats sans équivoque. Les usagers de drogues incarcérés sont entièrement soumis à l’arbitraire des réglementations locales. Le ministère de la Santé l’avoue et le déplore. Mais il ne fait rien.

Ministère de la Santé, 11 mai 1999. Environ 150 personnes participaient à la journée consacrée à l’accès aux traitements de substitution en milieu carcéral - pour l’essentiel, des médecins exerçant en milieu pénitentiaire et des représentants des institutions concernées (Santé, Justice, MILDT). Deux enquêtes sont présentées : « La substitution aux opiacés en milieu carcéral dans la région Rhône-Alpes : réalité des pratiques », réalisée en 1997 ; et une « Enquête sur les traitements de substitution en milieu pénitentiaire », réalisée « un jour donné » entre le 2 et le 6 mars 1998 auprès de l’ensemble des unités médicales françaises implantées en milieu pénitentiaire (168 unités médicales interrogées : 160 ont répondu au questionnaire concernant le Subutex, 150 à celui sur la Méthadone).

Début mars 1998, 52937 personnes étaient écrouées dans les établissements pénitentiaires ayant participé à l’enquête sur le Subutex et 51001 dans ceux de l’enquête sur la Méthadone. Parmi elles, 1056 bénéficiaient d’un traitement de substitution : 879 (85%) recevaient du Subutex, 159 (15%) de la Méthadone.

En France, 30% des personnes incarcérées le sont pour Infraction à la Loi sur les Stupéfiants (ILS). Mais 2% seulement des détenus sont sous traitement de substitution. Traduction : les usagers de drogues incarcérés sont pour la plupart sevrés d’office - qu’ils soient ou non substitués lors de leur entrée en prison. Sur 168 établissements pénitentiaires, 44 ne prescrivent aucune substitution et 74 détiennent moins de 6 usagers de drogues substitués : la prison de Fleury-Mérogis concentre à elle seule 28% des usagers substitués. Quant au principe de continuité des soins de l’extérieur à l’intérieur de la prison, il est largement bafoué : 22% des traitements Subutex et 13% des traitements Méthadone sont interrompus en moyenne lors de l’entrée en prison - avec des privations de traitement plus fréquentes dans les « établissements 13 000 » que dans les établissements publics.

La loi et les circulaires ministérielles sont pourtant limpides : les détenus doivent bénéficier d’ « une qualité et une continuité de soins équivalentes à celles offertes à l’ensemble de la population » (loi de 1994) ; en cas d’incarcération, les usagers de drogues sous traitement de substitution doivent pouvoir bénéficier de la poursuite de leur traitement (circulaire du 11 janvier 1995) ; les médecins psychiatres en milieu pénitentiaire doivent être associés au suivi de la politique de substitution (circulaire du 31 mars 1995) ; les équipes des Unités de Consultation et de Soins Ambulatoires (UCSA) et des Secteurs de Psychiatrie en Milieu Pénitentiaire (SMPR) doivent coordonner leur action pour répondre aux besoins des personnes incarcérées (circulaire du 3 avril 1996) ; les traitements de substitution par la Méthadone ou le Subutex peuvent être poursuivis ou initiés en détention (circulaire du 5 décembre 1996).

Mais personne ne semble veiller à leur application. Sur le terrain, l’incohérence est totale. Diverses rencontres avec des médecins exerçant en milieu pénitentiaire nous ont permis d’en prendre la mesure. Les médecins des UCSA et des SMPR se disputent la prérogative des prescriptions - les détenus sont promenés d’un service à l’autre, parfois sans voir aboutir leur demande de traitement. Les transferts d’établissements sont responsables d’interruptions brutales de prescription - or, on le sait, les sevrages de Subutex ou de Méthadone sont extrêmement violents, beaucoup plus que les sevrages d’héroïne, et provoquent des dépressions graves. Le changement d’établissement « justifie » parfois un changement de traitement sans indication médicale ni mesure de précaution - alors que les effets contradictoires du Subutex et de la Méthadone peuvent entraîner des réactions d’une violence inouïe.

Chaque établissement invente sa propre philosophie de la substitution, et impose aux détenus l’originalité de ses pratiques, invoquant, qui des « problèmes éthiques », qui le statut judiciaire des détenus, qui des contraintes matérielles et techniques, mais bien rarement des logiques de soin. A Fresnes, jusqu’en mars dernier, les prévenus étaient sevrés d’office ; les transitaires et condamnés à des peines courtes étaient maintenus sous substitution lorsqu’ils étaient sous traitement avant l’incarcération ; les autres étaient sevrés puis remis sous traitement quelques mois avant leur sortie. A Marseille, l’UCSA et le SMPR ont « décidé de suspendre provisoirement la prescription de Subutex, décision discutable et discutée, au profit de la Méthadone », annonçait le Docteur Paulet le 11 mai dernier. A la Maison d’Arrêt d’Avignon entre autres, le Subutex est pilé et dilué dans de l’eau. A la Maison d’Arrêt de La Santé (Paris), il est administré avec un verre d’eau, avalé tout rond au lieu de fondre sous la langue, perdant ainsi une partie des vertus de la « libération prolongée ». Les médecins des unités pénitentiaires veulent-ils nous faire croire à leur ignorance des propriétés pharmacologiques des produits qu’ils prescrivent ?

Au Ministère de la Santé le 11 mai dernier, les intervenants invoquaient leur « souci de réinsertion du détenu toxicomane » ou leur grand intérêt pour la « réduction des risques ». Ils exposaient dans le même temps les procédés par lesquels ils sacrifient les choix thérapeutiques des détenus avant leur incarcération et le travail de leurs confrères à l’extérieur de la prison.

Les pouvoirs publics se disent quant à eux impuissants. Provoqué en janvier dernier par Act Up-Paris sur ces questions, Bernard Kouchner se bornait à nous proposer une nouvelle circulaire. Mais six mois après, rien n’a été fait, ni même esquissé. On laisse des médecins invoquer une « clause de conscience » qui leur interdirait, pour des raisons éthiques, de « donner de la drogue substituée à des personnes qui sont en détention pour usage de drogues » : sans doute, dit-on, les médecins sont-ils en droit de ne pas reprendre à leur compte des pratiques qu’ils désavouent. Mais les détenus, eux, n’ont pas la possibilité de choisir leur médecin : de fait, les autorités sanitaires laissent s’installer une éthique de refus de soins. Et le principe de continuité et d’égalité des soins de l’extérieur à l’intérieur de la prison est bafoué en permanence. Cette situation ne peut être tolérée. Une réglementation nouvelle est nécessaire : l’obligation doit être imposée à tous les établissements pénitentiaires de trouver des médecins capables de prendre en charge les soins demandés, quelle qu’en soit la nature.

La logique judiciaire ne doit plus prendre le pas sur la logique de soin. L’épidémie de sida a contribué à le montrer : seuls les processus thérapeutiques librement consentis et choisis sont susceptibles d’efficacité. Mais la prison vient contredire jusqu’à la liberté de suivre des traitements institués à l’extérieur. Elle remet en cause les choix des individus, ceux de leurs médecins. Elle fait régner sa loi - au mépris même de ses autorités de contrôle.

Les usagers de drogues n’ont rien à faire en prison. La prison est une réponse dangereuse à l’usage de drogues. Elle sanctionne des choix de consommation sans nocivité pour la société. Elle remet en cause les choix thérapeutiques faits par les usagers avant leur incarcération. Elle les expose à des contaminations. Elle met en danger les malades en les privant des conditions d’hygiène élémentaires.

Act Up-Paris demande :
 la libération immédiate des détenus incarcérés pour usage de drogues,
 la continuité des soins entre l’extérieur et l’intérieur de la prison,
 des traitements de substitution pour tous les usagers de drogues qui en font la demande,
 la création d’un dispositif de surveillance et de contrainte visant l’application de la loi de 1994.

Détenus, saisissez les services de l’IGAS (Inspection Générale des Affaires Sociales, 25-27 rue d’Astorg 75008 Paris) des entraves mises à vos traitements. N’hésitez pas à nous contacter. Nous vous soutiendrons.