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Shoots hospitaliers, témoignage

mai 1999

Lors d’une rencontre avec la Direction des Hôpitaux, nous évoquions récemment le problème de l’accès aux soins des toxicomanes. Presque à chaque fois qu’un usager de drogues se présente à l’hôpital, et quelle que soit la pathologie qui l’y conduit, on commence par lui imposer un « contrat » : il ne sera pris en charge qu’à condition de se sevrer ou d’accepter une substitution par voie orale - à accepter en somme le Subutex‚ ou rien, puisque les sulfates de morphine sont interdits pour cet usage, et que les hôpitaux ne sont pas habilités à prescrire de la méthadone.

En clair, plutôt que répondre à la demande de soins exprimée, on répond d’abord « toxicomanie » - sevrage ou substitution. Et on hésite rarement à mettre dehors celui qui a transgressé l’interdit, persuadé que la faute est de son côté : « il n’a pas respecté les règles du jeu ». Difficile, ensuite, de s’étonner que les toilettes deviennent lieux de shoots et que des conflits éclatent régulièrement dans les services. A plus forte raison lorsque l’on sait - le témoignage qui suit en est un bel exemple - que la douleur des toxicomanes, très souvent, ne se soigne pas : rien, pas même la pire souffrance, n’est pire que la dépendance aux opiacés...

A la Direction des Hôpitaux, donc, nous demandions que la morale apprenne à s’effacer face à l’urgence de pathologies graves, et que l’usage de drogues soit toléré à l’hôpital, quitte à créer des « salles de shoot » où la consommation de drogues ne pose pas problème. Que le droit aux soins ne puisse, en bref, être refusé à personne. La réponse ne s’est pas fait attendre, elle est arrivée claire et ferme : « en aucun cas on ne peut consommer des produits toxiques à l’hôpital », nous a-t-on dit.

C’est, tout d’abord, se moquer des malades du sida que laisser entendre que seuls les produits illicites sont « toxiques », là où chaque jour nous subissons les effets secondaires de nos trithérapies. Ou bien faire preuve de grande naïveté à l’égard du Subutex‚ que le donner pour réponse « non toxique » à la toxicomanie, malgré sa nocivité pour le foie et un potentiel d’ « accrochage » supérieur à l’héroïne elle-même.

Mais c’est aussi vouloir ignorer le problème, que se réfugier derrière la « nature » des produits. Et rester en retrait de services hospitaliers qui ont su, pour leur part, faire prévaloir leurs exigences d’accueil sur leurs exigences « morales ». Témoignage sur un service que nous ne nommerons pas :

« j’ai eu deux expériences étonnantes à l’hôpital en tant que toxicomane. Une première fois, je suis allé me faire opérer pour un abcès sous le bras à la suite d’une injection malheureuse. L’anesthésiste a décidé, persuadé de l’efficacité d’une méthode punitive, de me faire subir cette opération à vif, pour percer l’abcès, le vider et le cureter... Caricature d’une répression qui ne repose que sur la sacro-sainte « décision médicale » et sur l’autorité morale exacerbée de la blouse blanche. »
(...)
« l’autre fois, j’ai subi une hospitalisation suite à un accident de la route, pour une double fracture de la cheville. Je me retrouve en orthopédie, je souffre à en pleurer, mais les médecins refusent de me prescrire du Temgésic pour calmer la douleur car, disent-ils, je suis toxicomane. Cela ne les empêche pas d’en donner à mon voisin de chambre qui souffrait lui aussi. Donc je demande à ma copine de me ramener de l’héroïne pour me calmer. Vers une heure du matin, alors qu’elle est dans la chambre en train de me préparer un shoot, l’infirmière arrive. Elle hurle en nous rappelant qu’il est impossible de « faire ça ici », et elle appelle le surveillant. J’arrive à le raisonner en lui promettant de ne pas recommencer, et en lui donnant « tout ce qui me reste », en fait des cotons bidons. Dès qu’ils sont sortis, on reprend le matos et on continue la préparation. Alors que je commence à peine à me shooter, l’infirmière revient et nous surprend en pleine action :
 "Bon, puisque vous êtes un grand garçon, vous avez presque quarante ans, je vous laisse faire. Mais surtout ne vous shootez pas dans le tuyau de la perfusion, ça se verrait et on connaît la musique."
 "Très bien. Merci Madame. Je n’attendais que ça de vous. Merci."
Elle sort. Les jours suivants, je continue donc à me faire mes « injections hospitalières » sans que ça pose plus de problème. Mais un matin, à cours de réserve, j’appelle un copain qui me promet de m’en amener. Donc le soir même je demande s’il n’y a pas eu un colis pour moi, et l’infirmière me ramène une enveloppe en papier kraft très propre, portant mon nom tapé à la machine, qui contenait l’héroïne. Etonné par l’emballage, je rappelle mon copain qui me certifie ne pas avoir fait plus d’emballage que des papiers journaux en vrac dans un sac plastique. C’est à dire que la secrétaire de l’hôpital qui réceptionne le courrier a sûrement trouvé les doses et fait cet emballage et tapé mon nom à la machine - sûrement plus par souci de discrétion que par peur que la marchandise s’égare chez un autre patient.
C’est comme pour les fumeurs. Si le voisin de chambre est dérangé, on va le changer de chambre et chercher quelqu’un qui ne fume pas. En termes hospitaliers, on appelle ça « trouver un client ». Comme quoi, le problème est le même qu’avec les gens qui font du bruit. Quelqu’un peut jouer de la clarinette à fond, tant que les voisins ne disent rien, tout se passera bien. »