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Les enfants privés de Sustiva®

samedi 31 mai 2008

Nous en avions fait une brève dans le dernier Protocoles, nous y revenons aujourd’hui vu l’inertie de Bristol Myer Squibb sur ce sujet. Malgré la mobilisation des associations la firme pharmaceutique a décidé de retirer du marché un antirétroviral pourtant très efficace chez les enfants. Quelle sera la prochaine étape ?

Le 27 février dernier, une pédiatre spécialisée dans le VIH alertait les associations de lutte contre le sida, d’une difficulté à s’approvisionner en Sustiva® 100 mg. Le Sustiva® ou efavirenz est un antirétroviral, analogue non nucléosidique, inhibiteur de la transcriptase inverse* du VIH. C’est le laboratoire BMS qui produit et commercialise la molécule en France sous le nom de Sustiva®. Aux Etats-Unis, dans certains pays du Sud et en Russie il est vendu sous le nom de Stockrin®. Il est disponible sous plusieurs formes, dont des gélules 100 mg qui sont particulièrement bien adaptées au traitement des enfants séropositifs.

En effet, Sans gélules de 100 mg, le choix pour les enfants se restreint : les gélules de 200 mg sont trop grosses, celles de 600 mg encore plus et elles ne peuvent être prises qu’à partir d’un poids de 40 kg (enfant de plus de 13 ans) car elles sont trop fortement dosées ; celles plus petites (50 mg) nécessitent un nombre de prises quotidiennes trop fastidieux : entre 4 et 8 par jour (auxquelles il faut ajouter les autres traitements prescrits), enfin la forme en sirop a un goût qui la rend imbuvable. La rupture en stock de ces gélules 100 mg entraînent donc des contraintes qui ont une incidence directe sur l’observance du traitement, facteur pourtant essentiel à son efficacité. Elle relance aussi le débat sur l’absence de recherche dans le domaine de la prise en charge thérapeutique des enfants séropositifs.

Une palette qui manque de couleur

Plus largement les options thérapeutiques pour les enfants séropositifs ne sont pas si nombreuses, pour rester inactif face au retrait de ces gélules. D’abord du côté de la recherche, très peu d’études sont menées sur ces questions. La plupart des informations sont issues de l’extrapolation de l’expérience du suivi des adultes à celui des enfants.

Certains antirétroviraux ne sont pas validés pour une prescription pédiatrique : Aptivus®, Atripla® (à partir de 18 ans), Celsentri®, Combivir® (à partir de 12 ans), Fuzéon® (à partir de 6 ans), Invirase® (à partir de 16 ans), Isentress® (à partir de 16 ans), Kalétra® nouvelle formule, Kivexa® (à partir de 12 ans), Prezista®, Reyataz®, Trizivir®, Truvada® (à partir de 18 ans), Viréad® (à partir de 12 ans).

Peu de molécules sont disponibles à faibles dosages : Crixivan® (100 mg), Epivir® (150 mg), Rétrovir® (100 mg), Sustiva® (50 et 100 mg), Zérit® (15, 20, 30, 40 mg).

Beaucoup d’antirétroviraux existent en sirop ou en solution buvable : Agénérase®, Emtriva®, Epivir®, Kalétra®, Norvir®, Rétrovir®, Sustiva®, Telzir®, Videx®, Viracept®, Viramune®, Zérit®, Ziagen® mais généralement leur goût n’en facilite pas l’ingestion. Les comprimés peuvent être coupés et dosés mais pour les gélules ou les capsules souples c’est impossible.

De plus, les laboratoires ne se donnant pas pour priorité d’approfondir les connaissances liées à la prise en charge des enfants séropositifs, ceux-ci se retrouvent souvent privés des innovations thérapeutiques, et continuent de prendre de « vieilles » molécules plus lourdes en termes d’effets indésirables.

Que vaut la vie de 30 enfants face à 15 milliards de dollars ?

Après enquête, le directeur médical du département Virologie de BMS a été recontacté et a confessé que l’arrêt de la commercialisation était prévu pour la fin du mois d’avril 2008. Cette décision s’inscrit dans un cadre plus large, et prémédité : l’arrêt des chaînes de production est effectif depuis 2006, et la commercialisation a déjà été arrêtée courant 2007 dans d’autres régions du monde (Afrique, une partie de l’Europe de l’Est, USA). La France fait visiblement partie de la dernière étape du processus, avec l’Angleterre et l’Allemagne. L’argument avancé par le laboratoire est le peu de demandes, le Sustiva® sous forme de gélules 100 mg ne concerne qu’une trentaine de boîtes par mois en France, un marché insignifiant pour une firme pharmaceutique. Dans la rubrique « chiffres clés » sur son site internet, BMS se vante d’autres chiffres bien plus impressionnants : « dans le monde, c’est 19,3 milliards $ de chiffre d’affaire, dont 15,6 milliards $ pour l’activité pharmaceutique ». Face à ces chiffres vertigineux, que valent 30 boîtes à 60 euros, par mois ?

Pour tenter de gagner un peu de temps, des pourparlers se sont engagés entre le laboratoire et l’Agence française de sécurité sanitaire et des produits de santé (AFSSaPS) : l’Agence a réussi à repousser l’échéance d’arrêt de commercialisation à la fin de l’année 2008. Elle a enjoint le laboratoire à élaborer un plan d’information en direction des familles et des médecins prescripteurs.

Perspectives

Au moment même où un groupe de pédiatres publiait une lettre ouverte à BMS condamnant leur décision, le TRT-5 écrivait un communiqué de presse « Le laboratoire BMS arrête la commercialisation du Sustiva 100 mg sans préavis », où nous présentions plusieurs solutions. Les laboratoires Merck Sharp & Dohme-Chibret disposent d’un accord avec BMS pour commercialiser l’efavirenz hors d’Europe (sous le nom de Stocrin®). Par ailleurs le laboratoire indien Cipla, produit déjà une forme générique de cette formulation. Ce dernier élément représente une réelle possibilité pour que la France émette une licence obligatoire.

Un peu de législatif

Selon les accords de l’OMC sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle (ADPIC), la durée d’un brevet sur un médicament est de 20 ans. Pendant cette période, le laboratoire qui a déposé le brevet en détient le monopole et il peut en fixer le prix librement. Cependant des flexibilités sont inscrites et elles prévoient plusieurs moyens de contourner ce monopole et d’obtenir des copies de médicaments à des prix plus accessibles :

 Les importations parallèles : un pays décide d’importer un produit de marque, non du producteur lui-même, mais d’un autre pays où le médicament est à un prix plus bas.

 Les licences volontaires : autorisation donnée à un pays de produire, importer ou vendre un générique. Cette autorisation fait suite à une négociation avec le détenteur du brevet où ce dernier impose ces conditions, notamment des royalties.

 Les licences obligatoires : un pays se donne d’office le droit d’exploiter le brevet d’un produit en l’important, le vendant et le produisant, sans l’autorisation du détenteur de brevet.

Les Etats-Unis et l’Europe utilisent très régulièrement ces mécanismes dans le domaine des technologies. Dans le domaine plus spécifique de la santé, les pays riches y ont aussi recours, comme ce fut le cas de la France.

 En 2004, scandalisée par le prix fixé pour des tests de dépistage du cancer du sein, la France modifie sa loi sur les brevets pour permettre un usage plus large des licences obligatoires en matière d’outils diagnostiques ;

 La France a envisagé d’émettre une licence obligatoire sur le RU 486 [1] quand le détenteur du brevet, le laboratoire français Roussel Uclaf, a retiré son produit du marché, sous la pression des lobbies pro-vie. Avant que la procédure légale n’aboutisse, le laboratoire était revenu sur sa décision.

Ce dernier exemple montre que la question du prix n’est pas la seule chose qui motive l’émission de licences obligatoires.

Act Up-Paris fait actuellement pression sur le ministère de la Santé pour que des formes génériques du Sustiva® 100 mg, soient importées pour la trentaine d’enfants qui prennent actuellement cette formulation. Mais cela nécessite l’accord du ministère de la Santé, et la ratification du ministère de l’Industrie. Il reviendra alors au gouvernement français de prendre la décision d’émettre une licence obligatoire.

A contre-courant

Les instances nationales et internationales se sont exprimées à plusieurs reprises sur l’enjeu que représente l’amélioration des moyens thérapeutiques à destination des enfants malades.

 Le Rapport d’Experts 2006, préconise spécifiquement l’orientation de la recherche vers les formes galéniques pédiatriques. Le message est clair : « inciter l’industrie pharmaceutique à poursuivre la recherche de formulations galéniques adaptées aux besoins des enfants ».

 Entrée en vigueur en janvier 2007, la réglementation européenne sur les médicaments pédiatriques vise à faciliter le développement clinique de nouveaux médicaments pédiatriques.

 Enfin, les Pediatric Guidelines des Etats-Unis demandent, dans leur version de février 2008, des présentations adaptées aux enfants pour tous les antirétroviraux, en se cachant derrière des arguments qui se veulent éthiques

Malgré tout cela, le laboratoire persiste dans ses décisions, pire il tente de mettre en avant des arguments éthiques pour justifier son action. Ce serait pour éviter de prendre des risques sur la qualité des traitements qu’induit une trop faible production, que le laboratoire préfère conserver le cap choisi. Pourtant, à l’heure de la mondialisation, le regroupement de la production pour plusieurs pays, et notamment pour les pays du Sud, s’oppose raisonnablement à l’argument de la firme.


[1La mifépristone ou Mifégyne® est un stéroïde synthétique. Elle est utilisée chez la femme comme abortif, pour l’avortement chimique du début de la grossesse.