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Dossier Juridique

Coups de barre

juillet 2007

L’interview qui suit est celle de militantEs confrontéEs directement aux affaires judiciaires : Jérôme poursuivi personnellement pour diffamation suite à la diffusion d’un tract critiquant la psychiatre Colette Chiland (affaire jugée en première instance le 29 juin), et condamné personnellement dans le cadre de l’affaire Jacquin. Il a par ailleurs représenté l’association dans l’affaire des Editions Blanche. Il est militant à Act Up-Paris depuis octobre 1998. Rose est militante depuis juin 1993, elle a été condamnée à une amende de 600 e avec sursis pour « dégradation » après avoir participé à un zap contre l’Elysée ; elle a été condamnée pour le mariage symbolique à Notre-Dame (Affaire Jacquin) et dans le cadre du zap des Editions Blanche.

En tant qu’ancienNEs militantEs, vous attendiez-vous à être condamnéEs un jour dans le cadre d’une action d’Act Up-Paris ?

Rose : Act Up-Paris n’existait que depuis quelques années quand je suis arrivée. On était dans une période où on sentait qu’il était possible d’être condamnéEs. La droite était au pouvoir. Une de mes premières actions a été de jeter du faux sang sur Matignon ; il y avait eu une garde à vue, c’était assez impressionnant. C’était les débuts d’Act Up-Paris, les gens nous connaissaient peu, on les intriguait en tant que groupe nouveau avec des méthodes radicales, mais dans un contexte d’urgence, de violence au quotidien, où les gens mouraient en masse. Maintenant, on a une histoire, on est connuEs. Je me souviens de la garde à vue suite à une action, avec prise d’empreintes et photos, on était touTEs ensemble, et d’un certain point de vue cela semblait tellement surréaliste que je n’ai pas pu m’empêcher de rire pendant toute la prise de la photo, je n’étais pas la seule. Des années plus tard avec l’Elysée, c’était nettement plus sordide et dur. Au début, on pensait qu’une poursuite était tout à fait possible. Au fil des années, on a étendu nos champs d’activités, notre expertise médicale est reconnue, tout en conservant nos interventions publiques ; cette combinaison a renforcé notre légitimité. Cette position d’urgence, notre visibilité de malades qui peut attirer la compassion, même si ce n’est pas ce qu’on attend, nous ont accordé un statut particulier, qui fait que la conscience d’un risque juridique a pu s’émousser au sein du groupe. Par ailleurs, le fait que nos actions soient très encadrées permet aussi de ne pas prêter le flanc à trop de plaintes.

Jérôme : Quand je suis arrivé en 98, ce sentiment de sécurité par rapport aux plaintes était très fort dans le groupe. Il y avait une conscience collective que, non seulement on risquait très peu d’être condamnéEs, mais aussi qu’on risquait peu d’avoir une plainte contre nous. Justement parce que nos actions s’inscrivaient dans un discours très audible sur la désobéissance civile : « on est des malades du sida, il y a urgence, le fonctionnement institutionnel ou privé n’est pas adapté à cette urgence, donc nos actions de dénonciation, bien qu’illégales sont légitimes ». Le fait qu’on soit maintenant poursuiviEs et condamnéEs de façon régulière, c’est évidemment lié à l’augmentation de la répression judiciaire comme seul outil pour résoudre les problèmes de société, mais c’est aussi le signe de la banalisation du sida, de la moindre importance accordée à ces luttes, puisque nos actions paraissent moins légitimes qu’avant.

Rose : Je ne crois pas qu’on puisse dire que nos actions sont moins légitimes qu’avant aux yeux du monde. Au mieux, on a plutôt dit de nous qu’on était d’accord avec nous sur le fond mais pas sur les méthodes.

Jérôme : Ce que je veux dire par légitime, c’est que la lutte contre le sida n’est plus perçue avec le même degré de priorité que dans les années 90 et qu’à ce titre là, Act Up-Paris peut être plus facilement poursuivie au nom d’autres priorités : l’ordre public, la morale, le profit, etc. Ce qui était impossible avant.

Rose : Je crois que c’est plus complexe que ça. La lutte contre le sida, c’est nous entre autres qui l’avons rendue importante, on s’est battu pour cela et on a souvent perdu quand même. Je crois que ces condamnations sont arrivées aussi à un moment où nous étions particulièrement faibles, crise financière, départ de militantEs. J’enfonce une porte ouverte, mais la condamnation spectaculaire suite au zap de l’Elysée a décomplexé un certain nombre de nos adversaires.

Jérôme : Pour revenir à la question, je ne m’attendais pas aux poursuites et encore moins aux condamnations.

Rose : Idem. Sur l’Elysée, j’ai organisé l’action, je ne m’y attendais pas du tout, j’avais préparé les militantEs à une garde à vue de 4 heures et c’est tout. Cela a donné une garde à vue de 24 heures, une des militantEs était stagiaire dans l’association, et se retrouvait mêlée à tout cela, c’est extrêmement culpabilisant.

Comment se sont déroulées les audiences ?

Rose : J’ai assisté à deux d’entre elles. Je vous épargne les convocations à la police, confrontation avec des témoins, perquisitions, etc. Sur l’audience concernant le zap de l’Elysée, c’était une première, on était nombreuSESx (8 prévenuEs). L’audience a été assez rapide. J’en ai gardé un souvenir flou. L’audience des Editions Blanche était particulièrement pénible : c’était une vieille histoire, la partie civile a été odieuse et caricaturale. La présidente du tribunal était correcte, une assesseuse a cherché à m’humilier en m’interrogeant sur mes revenus et sur mon logement, pour me faire passer pour une parasite à la charge de la société et de ses parents. Le pompon revient au procureur, qui nous a comparé à des auteurs de « happy slapping », les personnes qui filment des agressions qu’ils organisent. J’insiste sur le fait qu’on n’est pas libre de nos propos car ce qu’on dit peut avoir un impact sur les autres prévenuEs et sur l’association. C’est un vrai poids. Enfin j’ai vraiment senti le pouvoir judiciaire comme une vraie violence, notamment parce qu’on voit que ses représentantEs ne connaissent parfois pas bien le fond des dossiers, qu’ils, elles peuvent commettre de grosses erreurs, alors qu’ils ou elles doivent nous juger. Notre monde, en tant que militantEs, ne semble pas susceptible d’être appréhendé par les juges et le pouvoir judiciaire (désobéissance civile, décision collective, etc).

Jérôme : Ma première expérience à la barre, ça a été pour l’affaire Vanneste, Act Up étant partie civile. On avait donc le beau rôle, et évidemment le rapport de force n’est pas du tout le même que quand on est accuséEs. J’ai assisté à l’audience de l’affaire Jacquin, mais comme c’est du civil, les prévenuEs n’ont pas la parole, et c’est très frustrant de voir qu’on parle de nous, qu’on prend des décision sur nous, sans nous. Dans cette affaire, le juge semblait intéressé. La procureure a dû reconnaître qu’elle avait employé à mauvais escient le terme de « parodie » de mariage, ce qui est assez réjouissant et l’avocat de la partie civile a fait son travail sans trop caricaturer. Pour les Editions Blanche, j’ai été à la barre en tant que personne morale, ce qui est évidemment moins stressant que pour les deux autres prévenues. L’avocat de Spengler a été particulièrement horrible, il est arrivé en retard de 20 minutes et il est parti avant la plaidoirie de notre conseil, très démonstratif dans son mépris. Le comportement de l’assesseuse m’a aussi beaucoup choqué, mais c’est vraiment le procureur qui m’a le plus révolté. Cette personne est censée représenter la société, elle avait le devoir de mettre dans la balance les conséquences de notre action, illégale, avec les dangers que représentent pour la société les discours de Rémès véhiculés par les Editions Blanche. Il ne l’a pas fait, il a ainsi montré que pour l’Etat, la lutte contre le sida n’a aucune importance. Et pour finir l’affaire Chiland, les juges comme la procureure se sont intéresséEs à l’affaire et à ses ramifications épistémologiques, sur les enjeux de la psychiatrie dans la société, la place des transsexuelLEs, etc.

Rose : Dans les à-côtés de ces audiences, il y a des réjouissances : un président du tribunal...

Jérôme : ... la bombasse !

Rose : Parfaitement. Et aussi l’honneur que de nombreux interlocuteurRICEs (policiers, proc, juges) ont rendu à la flamboyance rousse de mes cheveux.

Jérôme : Dans l’affaire Chiland, j’ai vraiment eu l’impression d’être traité d’égal à égal avec la partie civile. Il y a peut-être une explication : dans ce cas, ce qu’on nous reproche a trait à un débat d’idées, et non des délits où on passe pour des « sauvageonNEs ». La procureure m’a semblé assez désarçonnée par notre défense, elle s’est emmêlé les pinceaux, et a reconnu à plusieurs reprises la légitimité de notre action tout en en contestant les méthodes. Pour finir le passage à la barre est une vraie épreuve de patience parce qu’on doit rester fidèle à soi-même, à Act Up, tout en prenant en compte un cadre qui n’est pas du tout propice au discours militant. Les questions de l’avocat de la partie adverse sont faites pour vous énerver, et ne pas céder à ce genre de pressions est très difficile.

Pourquoi avoir décidé de ne pas faire appel ?

Jérôme : Dans l’affaire Chiland, qui sera jugée le 29 juin, j’ai l’intention de faire appel si jamais je suis condamné. Par contre, pour les autres affaires, il y a plusieurs séries de raisons. D’une part, le fait qu’on puisse craindre une condamnation supérieure en appel, comme pour les Editions Blanche ou pour Jacquin. D’autre part, même si unE prévenuE peut avoir envie de faire appel, nous sommes liéEs par le fait qu’il peut y avoir un effet domino sur les autres personnes, qui, elles ne souhaitent pas faire appel. Enfin, l’appel est parfois un moyen de porter un discours politique, mais en général nous n’utilisons pas cette arme là et d’autre part le temps de la justice est suffisamment long, dans le cas des Editions blanche le procès aura eu lieu 4 ans après l’action, entre temps les enjeux liés à la prévention dans le milieu pédé ont beaucoup changé et parlé d’Eric Rémès n’a plus aucun intérêt.

Rose : Il y a deux choses à voir, c’est d’une part que cela tient à la fois d’une décision personnelle, qui prime de fait, et de l’autre d’une décision collective. Pour ce qui est de ma petite personne, pour les 3 affaires où j’ai été poursuivie, je ne l’ai jamais été seule. Et bien que pour toutes, je souhaitais fortement faire appel, je me suis pliée à ce que je vois comme l’intérêt collectif. Pour l’Elysée, je le regrette un peu tous les jours, c’est tellement inégal ce qui s’est passé, la garde à vue, la condamnation, par rapport à ce qu’on porte, le financement de la lutte contre le sida dans le monde. Mais voilà, 8 personnes dont une stagiaire, cela n’était pas possible.

Quelles sont les conséquences sur l’engagement militant et la vie personnelle ?

Jérôme : Ma condamnation personnelle dans l’affaire Jacquin m’a très peu touché, parce que c’est du civil et qu’elle était ridicule par rapport aux prétentions de Jacquin. Dans le cas des Editions Blanche, c’est Act Up qui est condamné et pas moi, donc cela n’a pas de conséquences personnelles graves sur ma vie. Enfin, l’affaire Chiland m’affecte beaucoup plus que les autres, d’une part parce que je suis poursuivi personnellement, donc je risque un casier judiciaire, alors que je suis enseignant, d’autre part, parce qu’il s’agit de diffamation, donc d’un délit lié au discours, à la vérité, au mensonge, au poids des mots, des choses qui sont essentielles pour Act Up et mon travail. Je crois que les plaintes elles-mêmes ont eu des conséquences sur le groupe beaucoup plus que les condamnations, sauf évidemment pour les questions financières. On a pris la décision collective de restreindre le jet de faux sang dans nos actions. A plusieurs reprises on se pose des questions sur le contenu de nos textes, non pas pour qu’ils soient plus efficaces mais pour éviter des procès. Bref, on est de plus en plus prudentEs ce qui est logique, mais il faudrait qu’on prenne le temps de réfléchir à des moyens de contourner ces risques juridiques, d’inventer encore de nouvelles formes. Je n’aime pas du tout le discours de martyr, je ne crois pas que cela soit efficace d’être condamnéEs, d’être les victimes de la méchanceté et de l’incompréhension du monde. Mais en même temps, le fait qu’au cours d’une journée d’action internationale contre Abbott, ce dernier n’ait porté plainte que contre nous, et pas contre ceux qui ont manifesté à leur siège, est plutôt le signe encourageant qu’on les a particulièrement énervéEs, donc qu’un rapport de force s’est construit.

Rose : J’ai maintenant un casier judiciaire, lié uniquement au militantisme. Une des conséquences principales, c’est autant pour moi que pour le groupe, je ne peux participer à aucune action, pendant 5 ans environ, qui entrainerait ce que la justice pourrait appeler : dégradations ou violation de domicile. Plus spécifiquement, il vaudrait mieux que j’évite de participer à une action en rapport avec l’Eglise catholique. Cela rend mon engagement bien particulier, puisque l’action publique est quand même au cœur du fonctionnement d’Act Up. Avoir un casier judiciaire, surtout pour violation de domicile, c’est grave, je trouve cela nul.