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Mission Russie, deuxième chronique

Au bord du gouffre

vendredi 22 avril 2005

Lundi 18 avril, nous poursuivons notre mission et nous avons avons rendez-vous avec trois structures associatives de Saint-Petersbourg : la Société des personnes vivant avec le vih, Action Humanitaire et IMENA+. Absence de prévention, réduction des risques pour les usagerEs de drogue au ralenti, impossibilité de se soigner, dégradation des structures de santé, déni des autorités... Tel le quotidien des séropositifs russes aujourd’hui en 2005.

Andreï, dit Irakeïs, militant de FrontAids, usager de drogues moscovite, nous raconte comment il a organisé une première marche de fumeurs de joints dans la capitale : 7 personnes, marchant dans la rue en fumant publiquement. La manifestation s’est répétée tous les ans, le 17 mai. En 2004, ils et elles étaient 500 - trois manifestantEs ont été arrêtéEs et ont dû payer une amende administrative. Irakeïs n’a pas son pareil pour nous parler des négociations constantes avec les flics, du nécessaire marchandage et des techniques qu’il faut utiliser en cas d’arrestation. Il sait de quoi il parle, il a failli en mourir. Il y a quelques années, il a fait une « overdose » due à un produit frelaté. Les premiers secours sont arrivés, mais la police les avait précédés et a empêché les médecins d’intervenir pendant de précieuses minutes pour fouiller Andreï et chercher sur lui la drogue qu’il possédait.

Nicolaï Panchenko de la Société des personnes vivant avec le VIH/sida

Nicolaï (photo ci-contre) est un héros de la lutte contre le sida. Son homosexualité et sa séropositivité sont rendues publiques en 1988, on le considère alors comme « l’ennemi du peuple soviétique ». Il est condamné à quatre ans de prison. Il dépose plainte, mène des grèves de la faim. Il passera une période de sa détention dans la section réservée aux condamnés à mort. Il est amnistié 4 jours avant la fin de sa peine. Il s’installe à Saint-Petersbourg pour y lutter contre le sida. Il participe de 1993 à 1996 à un projet russo-canadien et il travaille également avec le réseau européen des personnes vivant avec le VIH/sida. C’est alors qu’il crée à Saint Petersbourg la société des personnes vivant avec le vih / sida. Le nom est volontairement explicite : il s’agit de rendre visibles des malades que personne, à commencer par les autorités, ne veut voir.

Depuis 2000, les bureaux de la Société sont hébergés par l’hôpital Botkin, un hôpital de pointe sur le sida. C’est ici que Nicolaï coordonne les nombreuses activités de son association. Elle se bat d’abord pour les droits sociaux : un avocat tient une permanence et Nicolaï apporte une aide sur les questions médicales. Les démarches à entreprendre sont particulièrement compliquées en Russie : ainsi l’enregistrement sur le fichier municipal des séropos, formalité obligatoire pour l’accès aux soins, n’est possible que si la personne est domiciliée. Sans cela il n’est pas possible de se faire soigner. Alors Nicolaï a fait enregistrer jusqu’à vingt personnes à son domicile, en une seule fois, afin qu’elles puissent obtenir un minimum de droits.

Au-delà du cas par cas, la Société organise du lobby pour la reconnaissance du droit des invalides, qui sont totalement ignorés par les autorités. Il existe pourtant une loi qui interdit à un employeur de licencier une personne en raison de son état de santé, mais elle n’est pas appliquée. Ce n’est ni la première fois, ni la dernière que nous entendrons quelqu’un nous expliquer que dès qu’une loi est favorable aux séropositifs, elle n’est pas appliquée.

L’association assure également des activités de convivialité et de rencontre pour les séropos, et enfin un travail de prévention chez les gays. Sur ce dernier point, le constat est amer. La communauté n’existe que par les établissements de commerce. Les deux seules associations gay ont fermé leurs portes. Les homosexuels de Saint-Petersbourg sont dans un déni total du sida. Un seul club pédé, Greshniki, accepte la prévention que propose la Société. Les capotes, si on veut qu’elles soient fiables, coûtent extrêmement cher. Les normes de fiabilité existent, mais elles ne sont pas imposées. Et la plupart des gays, même ceux qui consomment des drogues, considère que le sida est une maladie de « tox » et d’injecteurs. Le sida ne les concerne pas, et aucune campagne ne vient combattre ce préjugé.

Pour tenir toutes ses activités, Nicolaï dispose d’un budget d’un million de roubles, soit 28 000 euros. L’état n’apporte aucune subvention, il boucle son budget grâce à des fonds étrangers, des donateurs privés (étrangers) et des partenariats avec l’industrie pharmaceutique et l’agro-alimentaire.

Nicolaï est par ailleurs consulté par le comité municipal qui sélectionne les malades qui bénéficieront d’un traitement. Tandis qu’il nous explique cela, l’expression de son visage devient soudain grave et triste, on devine une très douloureuse expérience. Il s’agit d’un choix horrible : en 2003, seuls 250 ont pu en bénéficier, 500 en 2004, 900 en 2005 (dont 400 financés par le Fonds mondial de lutte contre le sida). La sélection repose sur l’exclusion des usagErEs de drogues et sur des critères arbitraires improbables. Il faut par exemple être enregistréE séropositifVE depuis 6 ans pour passer la première barrière. Nous sommes en 2005 ; il y a 6 ans, 100 usagErEs de drogue étaient enregistréEs chaque jour, que va-t-il leur arriver ?

La prévention de la transmission mère-enfant existe. En 2004, 1000 femmes enceintes ont été traitées au moment de l’accouchement par AZT afin d’éviter la transmission du virus à l’enfant. Mais, c’est le seul traitement qu’elles recevront. Pas question de leur fournir un traitement pour elles-mêmes. Leurs enfants, qu’ils soient séronégatifs ou séropostifs, seront répertoriés et seront discriminés parce qu’ils ont le tort d’avoir une mère séropositive. Les crèches refuseront de les accueillir.

Les critères pour débuter un traitement sont indentiques aux standards internationaux : 200 CD4 ou 100.000 copies de charge virale. Mais l’accès aux traitements est inexistant : sur 6000 personnes enregistrées dans la banlieue de Saint-Petersbourg, 7 sont sous traitement. La Russie est un pays riche, elle a les moyens de se payer des médicaments. De plus, il existe cinq laboratoires pharmaceutiques dont un qui produit de l’AZT. Mais il n’y aucune volonté politique d’offrir un véritable accès aux traitements. Il n’y aurait pas de budget pour acheter les produits, ce qui ne veut pas dire que l’argent n’est pas disponible.

Action humanitaire.

Le local d’accueil d’Action Humanitaire se trouve à côté de l’hôpital Botkin. Nous sommes reçus par Anja (photo ci-contre), que nous avions vue à Paris en mars dernier et qui est également membre de FrontAids. Action Humanitaire est une émanation de Médecins du monde. Ce centre, qui assure échange de seringues, information, dépistages et councelling, notamment pour les femmes enceintes, a pu ouvrir grâce à la municipalité. Mais une fois les autorisations fournies, la mairie a laissé la structure se débrouiller seule et ne lui a plus apporté aucun soutien.

Peu d’usagErEs de drogues viennent dans le local de l’association, parce qu’il est situé dans le centre de Saint-Petersbourg ce qui peut les décourager. Mais dès qu’ils/elles le peuvent, ils/elles emportent à chaque fois de nombreuses seringues (près de 1000) pour les redistribuer à d’autres usagerEs. Pour se dans le local d’Action humanitaire depuis la périphérie, il faut prendre le métro. Or, à certaines heures de la journée, les policiers se postent aux correspondances et inspectent au faciès d’éventuels usagErEs pour les contrôler. Le risque n’est pas tant l’arrestation que le racket, les amendes, arbitraires, doivent être payées immédiatement. De plus, les usagerEs détestent les médecins : la proximité de l’hôpital Botkin ne les encourage pas à venir. Pour les convaincre d’accepter un simple dépistage demande une argumentation et un investissement important. Tout simplement parce que le système de santé est totalement décrédibilisé.

Le déficit d’information des usagErEs comme de la population générale est criant. Les brochures d’information sur la réduction des risques doivent être extrêmement prudentes si elles veulent éviter d’être condamnées pour « incitation à l’usage de drogues », prévue dans l’article 228 du code pénal russe — l’équivalent de notre L 630.

La substitution n’existe pas, la méthadone est totalement prohibée. Le Subutex, quant à lui, va être disponible dans un programme restreint de soins palliatifs dans le service tuberculose. Il servira exclusivement au traitement de la douleur, mais ce sera peut-être une occasion d’obtenir la mise en place de programmes de substitution.

Le rendez-vous s’achève sur une discussion désespérante sur la tuberculose qui est la maladie opportuniste la plus répandue en Russie. Beaucoup de personnes atteintes sont détenues ou sortent de prison. Le bacille est devenu multi-résistant aux traitements. Quand un malade du sida hospitalisé attrape la tuberculose, il est transféré du service sida au service des tuberculeux, à l’hôpital n°2 de la Cité de Saint-Petersbourg, où, mis à part quelques lits et des traitements antituberculeux non adaptés aux résistances, il n’y a rien. Les personnes grabataires sont portées parce que l’hôpital ne dispose pas de brancards. Les malades qui recevaient des antirétroviraux (ARV) s’en trouvent privés en arrivant à l’hôpital n°2. On leur donne un antituberculeux sans trop se soucier de leur état immunologique. Ce service est une horreur, et pourtant, la tuberculose fait partie du quotidien de la plupart des séropos : Sacha qui nous accompagne comme traducteur nous confirme que la moitié des membres de FrontAids prend une prophylaxie contre la tuberculose.

IMENA+

Tatiana Bakoulina (photo ci-contre) a créé Imena+ en 1998. Elle a commencé à travailler avec des enfants malades, puis avec des femmes enceintes. Elle a perçu très rapidement la nécessité d’intervenir en prison pour changer l’image des séropositifs et améliorer leur qualité de vie. Tatiana n’a rien d’une activiste au sens où d’autres groupes l’entendent, elle accomplit cependant un travail remarquable qui contribue à faire circuler l’information sur ce qui se passe dans les prisons russes.

Le travail d’Imena+ consiste à faire venir des professeurs en prison pour s’occuper des détenus séropositifs et apporter de l’information sur le vih, les modes de transmission, l’usage de drogues, etc. L’impact est certain : le travail de l’association a permis de sensibiliser un certain nombre de responsables, même si cela ne se traduit pas encore dans les faits et à mieux informer les détenus, mais aussi le personnel intervenant en prison sur le vih.

Il y a 16 prisons dans la région de Saint-Petersbourg. On y compte 6500 séropositifs. Il n’ y aurait que 90 femmes séropositives en détention. Preuve de la légitimité qu’a Imena+ auprès des autorités, ces centres ont signé avec l’association un accord général qui leur donne le droit de visite dans toutes les prisons, ce qui est rarissime. Le papier d’autorisation est précieux : les militantEs de Svetcha ont perdu cet agrément après avoir bloqué le ministère de la justice avec FrontAids, à Moscou, en février dernier. Les autorités sont susceptibles, et très difficiles à convaincre. Imena+ obtient pourtant que d’anciens détenus interviennent en prison, pour assurer un auto-support.

Le personnel médical est totalement absent. Les seuls référents médicaux qu’un détenu voit est le docteur qui lui impose un test de dépistage à l’entrée. Le résultat est rendu public, notamment dans les prisons, comme la n°7, où séropos et séronégatifs occupent des quartiers différents. Les tests sont de mauvaise qualité et produisent des faux positifs et des faux négatifs. Tout cela contribue à décrédibiliser encore plus une profession qui ne se prive pas de discrimer les usagerEs de drogues. Imena+ a contribué à apporter un suivi médical minimum en faisant intervenir des médecins, mais comment agir quand les traitements ne sont pas disponibles ? Si un séropositif traité à l’extérieur va en prison, il perd immédiatement le droit à un traitement.

Tatiana ne nous épargne pas la description du quotidien de tous les détenus, quel que soit leur statut sérologique : violence, arbitraire, brimades, surpopulation, des détenus en préventive qui attendront indéfiniment leur procès, etc. Le système administratif n’a pas changé depuis le communisme, avec la corruption en plus. Cette corruption, présente à tous les niveaux du dispositif, n’est d’ailleurs paradoxalement pas toujours au détriment des détenus. Le rapport de Human Rights Watch indique que la drogue qui circule en prison est de meilleure qualité qu’à l’extérieur, car la qualité en est contrôlée par les gardiens, payés pour la faire venir. Tatiana nous confirme la véracité de cette information.

Les responsables d’Imena+ nous ont confié que l’activité la plus dure qui leur faut mener est le travail d’insertion à la sortie. Aux discriminations liées à l’état de santé, à l’usage de drogues, au travail sexuel, s’ajoute celle d’être un ex-détenu. Deux solutions sont possibles : changer totalement de vie en déménageant loin de Saint-Petersbourg ou retourner dans les lieux que la personne connaît déjà et recommencer. Rien n’est entrepris au niveau institutionnel pour assurer le suivi des personnes sortant de prison.

Imena+ dispose d’un budget de 20 à 40 000 euros selon les années. Evidemment, les autorités russes ne versent rien, et l’association doit se débrouiller avec des fonds internationaux — dont Sidaction en France. Grâce à ces subventions, l’association a fait imprimer un journal d’informations médicales et sociales réalisé par les détenus.

La discussion s’achève sur la description de la prison Krestin par un membre d’Imena+ qui y a été détenu. Elle accueille parfois jusqu’à 16 000 détenus. On y compte en moyenne 6 détenus par cellule. Au moment où notre interlocuteur s’y trouvait, il y avait 12 personnes par cellule dans le quartier des séropositifs où ils sont tenus à l’écart des autres détenus. La cour de promenade pour les séropositifs est un trou de 5 mètres sur 5, où votre tête touche une grille. Les transferts de détenus se font sans aucune précaution, on transporte la personne sans vêtement spécifique, alors que la température extérieure peut descendre à -20°.


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