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Humeur

Manipulation, sciences et médias

janvier 2003

Vous ne saviez pas ? Le sida sera bientôt vaincu ! A quoi bon se casser la tête en recherches compliquées et se lamenter sur les pénibles effets indésirables des antiviraux, la radio (France Inter, 7h - 9h) l’a annoncé ce matin du vendredi 27 septembre 2002, la fin du cauchemar est pour bientôt !

Incrédules, vous vous êtes sans doute précipité ce matin-là dans le premier kiosque à journaux pour vérifier si vous n’aviez pas rêvé. Et quelle ne fut pas votre surprise de découvrir sur une pleine page (Libération 27/09/2002) la belle, la merveilleuse nouvelle !

Le cœur léger, vous avez dévalisé la boulangerie de ses croissants pour faire le plus beau petit déjeuner depuis bien longtemps. Une fois à la maison, vous avez regardé d’un air mauvais vos immondes gélules antivirales du matin. Pour un peu, elles seraient passées tout droit à la poubelle… mais un vieux réflexe, tout de même… Bon, il faut lire ça. « …Les scientifiques attribuaient aux défensines des effets contre l’herpès ou la grippe. Mais c’est la première fois que ces molécules dévoilent leur combat contre le virus du sida… » On a des alliés dans la place ? « …Depuis une quinzaine d’années, les chercheurs les soupçonnaient d’empêcher la multiplication du virus du sida chez quelques patients, baptisés "survivants à long terme" ». Quinze ans, ils ont mis le temps, mais bon, on y est ! « … En attendant, ils appelaient ces molécules les CAF. David Ho et son équipe du Centre de recherche Aaron-Diamond sur le sida à New York viennent de réussir à les identifier et savent maintenant qui elles sont. Ils ouvrent ainsi une voie thérapeutique entièrement nouvelle. » Génial !

On se serait cru un jour de printemps. Et vous vous êtes sans doute rendu au travail avec une telle impression de bonheur que personne ne vous a reconnu. Il y en a même un qui vous a demandé si vous aviez gagné le gros lot.
" Mieux que ça ! " avez-vous répondu…

A la pause vous avez poursuivi la lecture. C’était plein de batailles et de valeureux combats. On se serait cru dans une épopée mythique. Le combat des preux chevaliers, " de vieilles connaissances, les alpha-défensines mobilisées dans la lutte antibactérienne, ces molécules qui montent en première ligne lorsque le corps est agressé " qui, vaillamment " bloquent le virus le temps de laisser au système immunitaire la possibilité de mettre en place une défense plus ciblée ". Et quelle humilité, quelle modestie, car " c’est la première fois que les défensines dévoilent leur combat contre le virus du sida ".

La sonnerie du téléphone a interrompu un peu le bruit des batailles, le café de la pause a refroidi, la ferveur du texte aussi : " …Les chercheurs devront aller plus loin s’ils veulent reproduire chez tous les malades ce qui se passe chez les survivants à long terme. Un médicament ne verra pas le jour avant plusieurs années. "Actuellement, les antiviraux détruisent le virus", rappelle Michel Kazatchkine. " Mais les chercheurs ont maintenant entre leurs mains un nouveau concept de traitement contre le sida… ". Zut ! avec tout ça, j’ai oublié mes médicaments à la maison, avez-vous soudain pensé.

Et puis, comme un feu de paille, la nouvelle s’est apaisée comme elle est apparue. A midi la radio l’avait oubliée, pas un mot au " 20 heures ", plus rien le lendemain.

savoir raison garder

Reprenons un peu l’histoire comme elle aurait pu se dérouler à la rédaction d’un média, dans le bureau du (ou de la) spécialiste des questions médicales, un professionnel du journalisme, en principe, disposant pour le moins des mêmes sources d’information que celles dont nous, militants bénévoles, disposions à Act Up ce même jour.

En trois clics de souris, la toile mondiale révélait ce matin-là un peu plus du conte de fées.
La revue " Science " avait publié mercredi 25 septembre le boulot de David Ho. Un texte un peu imbuvable pour qui n’est pas spécialiste. La presse américaine s’en est aussitôt saisie et a interrogé son auteur. Ainsi, on a pu lire jeudi dans les journaux américains l’annonce fracassant,e telle qu’elle fut reprise vendredi dans la presse française, agrémentée également de l’interview du brillant chercheur qui déclare : " Les alpha défensines sont promises à devenir un additif à l’arsenal des traitements contre le VIH ". Il ajoute que les chercheurs de son centre " sont en train de poursuivre de nouvelles approches thérapeutiques basées sur les données publiées aujourd’hui ".

En creusant un peu plus, on trouve aussi des interviews des collaborateurs, à l’esprit peut-être moins triomphalistes, moins stratèges aussi : " En comprenant comment le système immunitaire de certaines personnes est capable de contrôler l’infection à VIH, nous devrions être capables de développer de nouveaux traitements qui tirent profit de ce phénomène " (Dr Linqi Zhang de l’ADARC, l’un des auteurs de la découverte).

Mais il est temps de revenir à la raison. Le lendemain, vendredi, aux Etats Unis, David Ho, certainement satisfait de son effet médiatique, répond aux questions de la presse spécialisée. Il s’adresse donc au monde de la recherche : " Nous sommes très gratifiés d’aider ainsi à résoudre le mystère qui entoure les CAF " (CAF = CD8 Antiviral Factor). Il ajoute que les chercheurs ne comprennent pas comment les défensines agissent contre le VIH et il est encore incertain qu’elles puissent être utilisées comme médicament. " Il n’est pas encore clair qu’on puisse transformer cette découverte en thérapeutique utile " dit encore Ho. Il ajoute que la molécule est très grosse et que les chercheurs tentent de mettre au point une version réduite qui pourrait être utilisée plus facilement contre le VIH.

éradiquer le virus ?

En bons journalistes bénévoles que nous sommes, nous avons aussi nos connaissances. Et d’ailleurs qui ne se souvient pas que David Ho est le sémillant patron du prestigieux " Aaron Diamond Aids Research Center " (ADARC) de New York ? Le genre smoking-nœud-papillon dans les conférences internationales, qui donne toujours l’impression de monter sur la scène du festival de Cannes pour y recevoir sa palme d’or. C’est aussi celui qui, il y a quelques années, a annoncé que les trithérapies étaient capables d’éradiquer le virus et qui, quelques temps après et beaucoup de critiques plus loin, a annoncé que c’était toujours vrai mais qu’il faudrait quelques 70 ans d’antiviraux pour y arriver. Or le " Aaron Diamond Aids Research Center ", comme beaucoup de centres de recherche américains, a besoin de beaucoup d’argent et il lui faut régulièrement collecter des fonds :on est dans un système libéral, et comme on ne prête qu’aux riches, il est nécessaire de redorer son blason... D’autant plus que depuis quelque temps, malgré les effets de barrage, la rumeur dit que la pointe de la recherche VIH est plutôt en Europe. Bon les rumeurs... et les jalousies...ne sont pas toujours bonnes conseillères. Mais les rumeurs alimentent bien la frénésie boursière, alors...

médias sans honte

Alors, peut-on en vouloir à David Ho de faire marcher sa boutique ? C’est un débat idéologique que nous laisserons pour une autre fois. D’autant plus qu’il n’a pas fallu beaucoup de temps entre cette annonce et le début de la controverse, amenée par de nombreuses critiques émanantd’autres chercheurs. Mais que penser de l’attitude des médias ? Le petit scénario proposé en tête de cet article n’est-il pas en passe de se reproduire régulièrement, environ quatre fois par an, à chaque occasion où une équipe de recherche a quelque besoin de faire sa publicité, et que simultanément un journaliste en quête de notoriété a convaincu son rédacteur en chef avide de scoop qu’il tient LA découverte du siècle ? Seulement, la différence entre l’annonce fracassante de la découverte d’un prototype génial et jusque-là tenu secret de la voiture à moteur à eau et le genre d’information telle qu’elle fut traitée ce 27 septembre n’a pas les mêmes conséquences.

Il y a un risque qui n’est pas le même : d’un côté quelques pédégés amateurs de bonnes sauces et de bons vins risquent l’infarctus, de l’autre, des milliers de séropositifs parmi lesquels quelques-uns, qui ont appris la veille que leur vie venait de basculer, se mettent à rêver un temps, avant de retomber lourdement dans la réalité du quotidien des antiviraux qui, malgré tout, existent et sauvent des vies avec leurs inévitables effets indésirables, diarrhées, nausées, lipodystrophies, neuropathies… dont aucun journaliste ne parle jamais ou tout au plus lorsque c’est très loin, en Afrique, en Thaïlande, hors d’atteinte, là où d’ailleurs il n’y a pas d’antiviraux, là où la mort rôde et fait frissonner le téléspectateur repu et rassuré d’habiter dans un pays si bien tenu…. Et le journaliste, fier de son coup, s’en va le lendemain en quête du prochain scoop qui fera bientôt de lui la future vedette du petit écran.

Est-ce la honte du journaliste que l’aveuglement béat a inévitablement fait tomber dans le panneau, ou est-ce l’espoir du rédacteur en chef de pouvoir compter une fois de plus sur la courte mémoire de ses lecteurs, toujours est-il qu’on n’a jamais vu ce genre de nouvelle suivie d’un approfondissement ou d’une rectification ramenant à leur juste valeur les propos triomphalistes du début. Pas même un mot d’excuse.

série harlequin

Mais il nous faut ici tout de même remercier les médias de nous apporter de temps en temps un instant de bonheur, comme dans ces romans de science-fiction d’autrefois où l’an 2000 était décrit comme devant être si merveilleux. Heureusement, la presse sait faire rêver : un beau titre, une belle photo, quelques propos ronflants sont plus faciles à produire et attirent mieux le chaland qu’un dossier sur la difficulté de vivre le sida à notre porte. Ah, encore un dernier mot : n’oubliez pas de prendre en compte que cet article est décidément vraiment totalement excessif.