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Edito

Retour à l’urgence

mai 1999, par Philippe Mangeot

Le croira qui voudra, l’outing, dont il a tant été question ces dernières semaines, n’a jamais été une préoccupation majeure d’Act Up.

Rien de pleutre dans cette déclaration : nous revendiquons complètement cette affaire ; nous assumons pleinement le scandale que nous avons pu, ici ou là, susciter. Et nous sommes fiers d’avoir contribué à relancer publiquement une poignée de questions toujours trop confidentielles à notre goût. Rappelons vite les plus importantes, nous y reviendrons une autre fois :

1 - la question de la surdité face à l’injure homophobe : pourquoi le fait de promettre le " bûcher aux pédés " semble malgré tout moins ignoble que toute autre espèce d’insulte raciste, sexiste ou antisémite ?

2 - celle de la législation : pourquoi la loi Gayssot qui proscrit l’insulte et la discrimination liée à l’origine ethnique ou aux convictions religieuses, oublie-t-elle au passage les gays et les lesbiennes ?

3 - celle de la définition de la vie privée : pourquoi, alors qu’il n’y a aucun scandale à " révéler " l’hétérosexualité de quiconque, le fait de parler de l’homosexualité de telle ou telle personnalité publique porte-t-il atteinte à sa " vie privée " ?

4 - celle de l’inégalité devant le droit à la confidentialité : pourquoi notre vie privée - celle des malades du sida, des gays et des lesbiennes, des sans-papiers, des usagers de drogues, des chômeurs et des précaires - peut-elle faire l’objet, sans l’ombre d’une protestation, d’intrusions constantes de la part de l’Etat et des administrations, quand la vie privée d’une personnalité publique est aussi rigoureusement protégée ?

Au-delà des problèmes posés par notre démarche, on nous reconnaîtra au moins d’avoir formulé ces questions, et convoqué par là des ébauches de réponse. Reste à ceux d’entre nos observateurs qui ont bien voulu voir dans notre menace un moyen plutôt qu’une fin, de reprendre ces questions à leur compte : en bref, de travailler.

Car nous avons d’autres chats à fouetter : si l’idée de l’outing de ce député a été joyeusement accueillie par la majorité des militants d’Act Up, beaucoup d’entre nous ont pu être troublés par l’ampleur des répercussions médiatiques de l’affaire. Non que nous ayons naïvement ignoré son caractère explosif : il y a huit ans, l’adoption par Act Up du principe de l’outing s’était soldée par le départ d’un certain nombre des militants qui y étaient hostiles. Mais le bruit suscité par cette opération tranche dans le silence maintenu sur les problèmes rencontrés aujourd’hui par les malades du sida, qui constituent l’essentiel de notre travail. Les méchantes langues et les imbéciles ont cru voir dans l’outing l’offensive pathétique d’un groupe en perte de vitesse et de notoriété. C’est qu’ils se trompaient d’objet : ils ne commentaient en fait, dans un registre somme toute éculé, que la logique médiatique et les hiérarchies éditoriales. Le tapage que nous avons provoqué, s’il rend peu compte de nos priorités, dresse d’abord le portrait des médias eux-mêmes. Inutile de le déplorer : tout le monde le fait déjà, à grands coups d’indignation impuissante. Mieux vaut faire avec, attendre désormais la presse au tournant, profiter de l’attention qu’on nous a portée pour convoquer systématiquement les médias sur des urgences et des priorités qui sont au c ?ur de nos préoccupations.

On voudrait rappeler ici quelques-unes de ces priorités. Qu’elles soient lues comme autant d’engagements de notre part, et de rendez-vous que nous prenons pour les mois à venir.

 Urgence 1 : nous avons besoin, maintenant, de nouveaux médicaments. Il n’aura pas fallu attendre très longtemps, après la diffusion massive des multithérapies, pour voir apparaître les premiers cas d’échappement. Combien de malades sont aujourd’hui en impasse thérapeutique ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, le DMI2 et le RNSP, qui sont tout de même les deux dispositifs de surveillance épidémiologique en France, ne veulent répondre précisément à la question : tout se passe comme si la production de statistiques sérieuses, reposant sur une définition univoque de la notion d’échappement, risquait d’entamer le moral des troupes. A l’ANRS, pourtant, on souffle que 40% des malades bénéficiant de trithérapies depuis leur arrivée seraient en situation d’échec thérapeutique. Au-delà des chiffres, il y a des signes qui ne trompent pas : les témoignages de personnes qui se sont vu prescrire toutes les molécules disponibles se multiplient ; les services hospitaliers se remplissent à nouveau ; on voit réapparaître dans les carnets du jour des quotidiens nationaux des annonces de décès qu’on voudrait avoir oubliées.

De nouvelles molécules existent pourtant. Les raisons sont multiples, qui expliquent le retard qu’elles ont pris : tel produit est jugé trop peu rentable par un laboratoire ; tel autre a fait l’objet d’un dossier de demande d’AMM incomplet ; tel autre, encore, est développé par un laboratoire dépourvu d’antenne européenne qui puisse le distribuer, sans que les autorités compétentes en France envisagent pourtant le moyen d’y pallier. Est-ce à nous d’envisager chaque situation particulière ? Sans doute, pourvu que nous contribuions d’abord à faire connaître l’existence de ces molécules, et à faire savoir qu’il y a urgence, pour beaucoup d’entre nous, à y avoir accès. Dans l’attente, on déclinera leur nom comme une litanie. Nous voulons l’IL2 des laboratoires Chiron, l’Abacavir et l’Amprénavir ? de Glaxo Wellcome, le FTC de Triangle, le FddA d’US-Bioscience, l’Adefovir et le PMPA de Gilead, le Tipranavir de Pharmacia Upjohn, l’Ancyclophiline A de Rhône-Poulenc, et le Remune d’Agouron. Nous en reparlerons très bientôt, avec l’ensemble des associations de lutte contre le sida.

 Urgence 2 : nous avons besoin, maintenant, de campagnes de prévention. Tout le monde le sait : il y a de plus en plus de séropositifs en France, parce qu’il y a malgré tout moins de morts et que les contaminations continuent. Comment expliquer, dans ces conditions, la mollesse d’une DGS et d’un ministère de la Santé qui veulent faire croire que le pire est derrière nous et qu’un pallier incompressible du taux des contaminations a été atteint ? Personne ne peut citer de mémoire une campagne récente de prévention, pour la bonne et simple raison qu’il n’y en a pas eu. Sait-on assez qu’un nombre croissant de personnes récemment contaminées peut l’être par des virus d’emblée résistants aux traitements existants ? La perspective est si paniquante qu’elle devrait suffire à accélérer l’homologation et l’usage des tests de résistance génotypique et phénotypique, qui permettent d’améliorer les stratégies thérapeutiques. Elle devrait exiger, avant tout, une politique de prévention qui ne brille pour l’instant que par son absence. On prendra, à ce titre, comme un symptôme inquiétant de l’inertie des autorités sanitaires le fait qu’aucune campagne de prévention et d’incitation au dépistage du VHC n’ait encore vu le jour : il y a plus d’un an, ces campagnes étaient pourtant promises par la DGS pour septembre 1998.

 Urgence 3 : nous refusons la remise en cause systématique de l’Allocation Adulte Handicapé. Nous le répétons dans Action depuis de nombreux mois : un nom-bre croissant de malades du sida n’obtiennent pas des COTOREP et des Caisses d’Allocations Familiales le bénéfice de l’AAH auquel ils ont pourtant droit. Aujourd’hui, il y a encore plus inquiétant : un rapport de l’Inspection Générale des Finances et de l’Inspection Générale des Affaires Sociales propose de durcir davantage les conditions d’obtention de l’AAH (en raison de la chronicité supposée des pathologies au VIH) et de la fiscaliser, ce qui peut conduire à une diminution des autres prestations sociales, soumises à des plafonds de ressources. Si les mesures préconisées par le rapport de l’IGF et de l’IGAS n’ont pas encore été toutes adoptées, on doit y voir au moins le signe préoccupant d’un air du temps qui s’accommode très bien de la précarisation des personnes atteintes par le VIH.

 Urgence 4 : nous exigeons enfin un engagement financier sérieux du gouvernement français pour l’accès aux traitements dans les pays africains. Force est de constater l’efficacité de la politique de communication de Jacques Chirac et de Bernard Kouchner réunis. En décembre 1997, à la Conférence d’Abidjan, ils lancent l’idée généreuse et effectivement indispensable d’une solidarité thérapeutique internationale. Encore fallait-il y mettre des moyens adéquats - cela eut été plus crédible pour inciter d’autres gouvernements à y contribuer. Mais le gouvernement français n’a jusqu’à présent alloué que 25 millions de francs au FSTI. Au mieux, c’est de la poudre aux yeux. Quand on sait les millions de malades en Afrique, c’est de l’obscénité.

Sur ces quatre points, et sur d’autres encore dont il est question dans les pages qui suivent, rendez-vous a été pris avec les médias qui nous ont contactés à propos de l’outing. D’où la formulation d’une dernière urgence, stratégique cette fois : faire en sorte qu’ils ne l’oublient pas.