Accueil > L’association > Archives > Action > Edito

Edito

Vous vous appelez Bernard Kouchner

janvier 1999, par Philippe Mangeot

Un jour de novembre, on vous invite à participer à une réunion d’Act Up-Paris : les militants de l’association observent une débandade générale dans les dispositifs publics de lutte contre le sida ; leurs interlocuteurs à la DGS expliquent leur impuissance par l’inertie du ministère. Pour faire le point, Act Up s’adresse à vous : vous êtes secrétaire d’Etat à la Santé.

Vous commencez à connaître les militants d’Act Up. En 1992, lors de votre premier passage au ministère de la Santé, ils vous avaient violemment pris à parti : "Beaucoup de bruit pour rien, beaucoup de mensonges et d’atermoiements", disaient-ils à cette époque où l’on mourait si vite. Vous les aviez traités avec la morgue et la hauteur que vous croyiez devoir à des groupes dont la légitimité politique et la notoriété médiatique ne vous semblaient pas encore assez assurées. Sans doute le contexte avait-il changé quand vous êtes revenu avenue de Ségur. Faute de pouvoir encore les ignorer, vous aviez mal pris leurs déclarations, quand ils avaient désigné votre nomination comme "le premier faux pas de Lionel Jospin". Vous les aviez alors très vite reçus : vous entendiez leurs exigences ; ils auraient bientôt des surprises. C’est une formule que vous affectionnez : "promettre des surprises", ce n’est pas tout à fait promettre, pas tout à fait s’engager.

Plus tard, vous êtes resté à demi sourd quand ils vous ont interpellé sur l’article L630 du Code de la Santé publique, qui fait obstacle à toute information sérieuse sur les produits stupéfiants. Parce que vous êtes, malgré tout, l’un des seuls responsables politiques à reconnaître les désastres sanitaires de la loi relative à la toxicomanie, ils espéraient un peu naïvement trouver en vous un allié. Il avait fallu cependant qu’ils vous interpellent dans la presse pour que vous consentiez à les recevoir. Deux réunions s’en étaient suivies : à la première, vous aviez fait mine de découvrir les effets néfastes du L630 ; à la seconde, vous aviez fait mine de découvrir les effets néfastes du L630. Vous aviez promis cependant que vous reprendriez les arguments que vous soufflait Act Up lors d’un prochain débat sur les drogues au Sénat. Ces arguments, on les retrouva en effet dans un discours brouillon, mais assortis de tous les contre-feux possibles : l’équilibre, auquel vous tenez tant, entre le lyrisme et la précaution, entre les avancées et leur contrepartie, était maintenu.

Depuis, il y a le Fond de Solidarité Thérapeutique International (FSTI) dont vous avez fait votre cheval de bataille. Dans chacune de vos interventions publiques sur le sida, et quel que soit le sujet précis sur lequel vous êtes interrogé, c’est du FSTI que vous parlez. Ce fut encore le cas lors d’une récente conférence de presse à l’Agence nationale de recherches sur le sida. Les ambiguïtés qui pesaient sur l’avenir de l’Agence et la pérennisation de sa structure devaient y être levées, comme d’un revers de la main, et l’on vous entendit disserter abondamment sur le FSTI, ainsi que sur les recherches engagées par l’Agence dans les pays en développement - quitte à laisser ceux qui travaillent avec vous abasourdis devant ces déclarations : M. Kazatchkine, le nouveau directeur de l’Agence, témoignait plus tard du désarroi dans lequel l’avait jeté vos annonces publiques sur des programmes de recherche, par ailleurs totalement dépourvus de budget.

Vous connaissez, au FSTI, l’engagement de deux militantes d’Act Up. Vous n’avez de cesse de faire savoir à qui veut l’entendre le travail commun que vous menez avec une association dont les liens sont solides et constants avec des associations de malades africains. Qu’en revanche, elles témoignent en public des décalages entre la vocation que vous affichez, les moyens que vous annoncez, et les budgets et les programmes effectivement engagés, qu’elles exigent un statut juridique enfin cohérent et transparent pour le FSTI, qu’elles se battent pour que le Fonds privilégie des programmes de dispensation d’antirétroviraux, et non pas seulement de timides distributions de médicaments aux femmes enceintes qui rabattent les soins sur la prévention de la transmission materno-f ?tale... rien ne va plus : les alibis ne vous plaisent que s’ils ne sont pas critiques, et pourvu qu’ils ne prennent pas trop au sérieux la tâche pour laquelle vous les avez sollicités ; pourvu qu’ils vous laissent faire. Vous avez alors une formule pour dire votre agacement : vous trouvez qu’elles " font leur militante ". Dans votre bouche, c’est une façon de dire qu’elles négligent le principe de réalité au profit d’une protestation obligatoire. On ne vous la fait pas : vous avez été vous-même militant. A chacun sa conception du militantisme.

Vous gardez pourtant pour le militantisme une forme un peu vaine de tendresse - à moins que ce ne soit un remords. Quelle que soit votre situation actuelle, vous entendez qu’on n’oublie pas votre passé de militant de l’humanitaire. Vous estimez qu’on peut être ministre sans rien perdre du bénéfice et de la sympathie qu’on réserve au militant. Avant d’être ministre, vous êtes french doctor. C’est votre légitimité politique, votre blason, le gage de votre sincérité. C’est aussi et surtout la raison et l’excuse de votre méthode. Vous le dites à Act Up : "Je ne suis pas rigoureux, il faut faire avec..." Votre qualité, ce serait plutôt l’énergie. Vous vous plaisez à croire que la rigueur et l’énergie sont incompatibles : à chacun sa conception du militantisme (bis).

Du coup, vous acceptez l’invitation d’Act Up-Paris. Elle ne ressemble pourtant à aucune autre : on ne vous demande pas un discours inaugural ; on n’est pas en quête d’une quelconque légitimité institutionnelle que votre venue sanctionnerait. On voudrait juste que vous répondiez à des questions, sans rien changer des règles de la réunion hebdomadaire d’Act Up. Vous acceptez : vous êtes un vrai sportif, vous tiendrez deux heures et demie, puisqu’il le faut.

Vous croyez que cette ténacité, cette bravoure affichée que vous ne manquez jamais de rappeler, valent tous les engagements : à l’arrachée, vous emporterez au moins la reconnaissance qu’on doit aux marathoniens. C’est pourquoi vous payez de votre personne. Quand un militant d’Act Up doute de la possibilité de travailler avec vous, vous répondez vivement que vous travaillez pourtant ensemble, puisque "vous êtes là". Au moins, vous dispensez des signes - les signes de la confrontation, les signes du travail en commun.

Rien n’est moins sûr, pourtant. Vous avez habitué ces militants à des promesses et à des engagements que vous avez aussitôt oubliés. A la conférence de Genève, on vous avait déjà interpellé sur la censure gouvernementale dont avait été l’objet une campagne de prévention grand-public en direction des homosexuels. A l’époque, vous n’en saviez pas grand-chose : c’était une campagne par voie de presse, vous la preniez pour un spot télévisé. Vous aviez néanmoins assuré qu’il y aurait une campagne équivalente dans les prochains mois. Aujourd’hui, vous avez oublié cet engagement ; vous souvenez de l’interpellation : la scène, mais pas son motif, ni sa conclusion. Et puis, on ne va tout de même pas faire tout un plat d’une affaire aussi négligeable. En vérité, vous ne répondez pas exactement cela : vous levez les yeux au ciel et vous dites "Oh la la...".

Il est vrai que votre mémoire vous joue des tours. Vous assurez que l’Etat réalise des campagnes publiques de prévention, mais vous êtes incapable d’en citer une seule. Tout de même, vous vous rappelez quelque chose : vous avez vu la dernière "il y a quelque temps, dans un cinéma de la place Clichy". Pour rafraîchir votre mémoire, c’était une campagne réalisée par Aides-Provence. Quant au contenu, qu’importe : c’est le lieu et le moment qui comptent : le théâtre du politique.

De fait, vous aimez le drame. A un moment, on accuse votre lâcheté. On voudrait croire qu’il puisse y avoir un militantisme au pouvoir. Alors vous mimez le départ : vous n’êtes pas là pour vous faire engueuler. Bien sûr que vous allez reprendre votre place, mais vous imaginez que le geste aura son petit effet. Plus tard, votre conseiller Eric Chevallier reviendra sur cette scène. Il dira à votre propos " Il est bon, il sait exactement comment dramatiser une situation ". Eric Chevallier sait quels effets de manche sont à votre répertoire. Mais ces effets sont usés, comme les tirades qu’on a trop souvent servies. Passée l’apparence de l’énergie, on ne voit plus que le vague et le flou.

Car vous êtes imprécis. On vous parle de la façon dont des étrangers réputés inexpulsables, en raison de la pathologie dont ils souffrent, sont assignés à résidence dans des départements qui ne sont pas ceux où ils sont soignés, vous répondez à côté en parlant des centres de rétention administrative. On vous demande de vous expliquer sur l’avenir de la Division Sida de la DGS, actuellement désertée par les départs successifs de ses responsables, vous annoncez que " des " personnes vont être embauchées dans les plus brefs délais, avant d’admettre qu’une seule embauche a été programmée. On regrette que, pour la première fois depuis des années, le sida n’apparaisse pas comme une priorité de santé publique dans la circulaire d’orientation budgétaire que vous avez signée avec Martine Aubry, vous rétorquez qu’il n’y a pas d’inquiétude à avoir, que " le budget a augmenté " - mais vous parlez en fait du budget de la Santé, pas de celui du sida. Vous soutenez que l’inexpulsabilité des personnes atteintes de pathologies graves date de la Circulaire Chevènement, alors qu’elle figure dans l’article 8 de la loi Debré.

Il est vrai que vos conseillers ne vous aident pas. Qu’on interroge celui d’entre eux qui est chargé du handicap sur la prise en compte nécessaire du fait qu’un certain nombre de sidéens, dont l’avenir était très compromis jusqu’à l’arrivée des multithérapies, n’entendent pas aujourd’hui retrouver un emploi traditionnel, il affirme " réfléchir à la façon de faire en sorte que les allocataires de l’AAH retournent au travail ". Il n’entend rien d’autre que ses propres convictions.

On comprend mieux, dans ces conditions, votre rhétorique mondaine, et la légèreté de vos formulations : "à votre connaissance", il n’y a pas eu de fermeture de lits-sida dans les hôpitaux ; "à votre connaissance", le centre de la rue Beaurepaire fonctionne bien. Vous n’avez pas connaissance, en effet, de la barrière de policiers, censés défendre l’accès du centre, qui décourage une bonne part des velléités des usagers. Il est vrai que vous avez "pensé deux ou trois fois" vous rendre à Beaurepaire ; qu’importe si d’autres imaginent que votre présence eut été un signal fort de l’engagement des pouvoirs publics en la matière.
Vous imaginez sans doute tirer un bénéfice du flou de vos formulations. Il faut vous pousser dans vos retranchements pour vous faire admettre que votre proposition de remplacer l’incarcération des usagers de drogues par une contravention ne concerne que le cannabis... ce que viennent de proposer justement les élèves de la Promotion Cyrano de Bergerac de l’ENA. Quand le vague se dissipe, le chevalier de l’humanitaire se retrouve tout nu.

Vous êtes en revanche plus précis sur les sans-papiers, que vous décrivez avec une ironie de bon goût comme des "non existants". Tant qu’ils le sont, en effet, ils ne peuvent accéder à des droits sanitaires et sociaux communs, ni à la "Couverture maladie universelle" à venir. Pour le reste, qu’on s’adresse à Jean-Pierre Chevènement : vous entérinez ses choix politiques.
C’est qu’aux malades qui témoignent de leur réalité, vous opposez la vôtre : celle des jeux de l’organisation et du pouvoir. Votre adversité, c’est la lourdeur de l’administration, les conflits entre les ministères, les convictions de "Martine", "Elisabeth" (car vous vivez dans un monde peuplé de prénoms) et de Chevènement : un jeu de société.

Dans ces conditions, et faute de pouvoir beaucoup promettre, vous demandez qu’on vous fasse confiance. Vous dites en effet réfléchir à une multitude de choses : en vrac, l’éventualité d’une substitution injectable, la réforme de la Direction Générale de la Santé, une information systématique sur la bonne observance des traitements. Vous dites souvent : "vous verrez".

On verra en effet. On vérifiera si, dans les prochains mois, les engagements que vous venez de prendre sont suivis d’effet. On constatera si, conformément à ce que vous assurez, des crédits sont effectivement débloqués pour la mise en place d’une formation dans le cadre de votre plan de lutte contre la douleur, si vous publiez effectivement une circulaire qui mette en garde les hôpitaux contre l’accueil déplorable des usagers de drogues, si vous rédigez effectivement un décret sur l’élargissement de la palette de substitution, si les personnes atteintes de l’hépatite C peuvent effectivement bénéficier de l’AAH, si la prise en charge des dossiers dans les COTOREP est effectivement plus conforme aux nécessités et à la situation des malades aujourd’hui ; on verra si les hôpitaux sont en mesure d’accueillir décemment les malades du sida, dans l’hypothèse, malheureusement probable, où le répit qu’a permis la prescription des trithérapies prend fin.

On travaillera ferme, afin que vous teniez les promesses que avez faites le mardi 12 janvier devant les militants d’Act Up. Vous voulez sans cesse qu’on vous "comprenne". On n’en demande pas tant : on voudrait juste vous croire.


Bref retour sur deux événements dont il a été longuement question dans des éditoriaux précédents.
 Nous espérions que les Rencontres nationales des acteurs de la lutte contre le sida seraient un électrochoc. Elles ont tout au plus permis de dresser un état des lieux. Quelles que soient les inquiétudes dont tout le monde témoigne en privé, nous sommes manifestement les seuls à estimer en public qu’une re-dramatisation de la lutte contre le sida s’impose. Il faudrait ne pas décourager des troupes déjà exsangues ; il faudrait au moins puiser son énergie dans l’exposé des initiatives qui continuent d’être menées. Très vite, on a compris que ces deux journées ne seraient rien d’autre qu’un échange sur des expériences, chacun témoignant d’une bonne volonté que personne n’aurait pourtant songé à mettre en cause - le tout dans une atmosphère un peu lénifiante dont le point culminant fut peut-être atteint quand on applaudit chaleureusement une malade du sida africaine qui demandait de l’aide, sans daigner pour autant lui apporter la moindre réponse. Faut-il toutefois reprocher quoi que ce soit à ceux qui avaient au moins pris la peine de se déplacer ? Par " acteurs de la lutte contre le sida ", nous entendions non seulement les associations, les médecins, les chercheurs, mais aussi les journalistes, les laboratoires pharmaceutiques, les responsables politiques et institutionnels. A une exception près, qu’on n’entendit d’ailleurs pas, il n’y eut aucun représentant des labos. Les médecins étaient rares. Quant aux institutionnels, ils n’étaient représentés que une ancienne responsable de la Division sida de la DGS, qui dit n’intervenir qu’à son titre de " citoyenne ", et par l’un de ses fonctionnaires, qui affirma ne prendre la parole qu’en tant que " militant ". De quoi être sérieusement pessimiste sur le lieu commun qui voudrait que la lutte contre le sida ait profondément bouleversé la donne en matière de santé publique, en forgeant des alliances inédites et imprévues. Au terme des Rencontres, on avait le sentiment que chacun était, sinon resté, en tous cas retourné dans son coin. De quoi se sentir un peu plus seuls.

 Le 8 décembre dernier, la cour d’appel a confirmé ma condamnation à 30 000 francs d’amende pour infraction à la législation sur les stupéfiants. La justice m’impute la responsabilité d’un tract, distribué par Act Up en août 1997, intitulé " j’aime l’extasy ".

Nous l’avons écrit mille fois dans ces pages, la législation sur les stupéfiants est absurde et dangereuse : il est manifestement toujours impossible en France de parler des drogues autrement que dans les termes imposés par la loi : ceux de la police, de la psychiatrie et de la morale. On sait pourtant que le seul effet de la " guerre " à la drogue et aux usagers, loin d’avoir tari les trafics, est d’avoir rempli les prisons et permis la propagation des virus du sida et de l’hépatite C.

Mais il y a autre chose. Je n’étais pas président d’Act Up à l’époque des faits qui me sont reprochés ; je n’ai pas rédigé ce tract, pas plus que je ne l’ai distribué. Si j’en ai admis le principe, c’est au même titre que n’importe quel autre militant d’Act Up de l’époque. Les juges le savent : nous avons apporté les preuves, avec mon avocate, que je n’exerçais aucune responsabilité dans l’association en août 97.
Des preuves, la justice en a fabriqué : elle s’est appuyée sur un document interne daté de 1993 faisant état de ma responsabilité dans les publications de l’association. Qu’importe si quatre ans se sont écoulés entre ce document et le tract incriminé : c’est au titre de " responsable des publications " que j’ai été condamné. Qu’on se le dise : n’importe quel militant de n’importe quel groupe anti-prohibitionniste peut être inquiété par la justice au seul titre de son engagement personnel.

Il y a du procès en sorcellerie dans l’air ; j’en suis le bouc émissaire. Cette affaire montre qu’en matière de stupéfiants, le seul souci de la justice française est de faire des exemples, quitte à inventer des preuves. Est-ce trop en dire si j’écris que j’ai perdu à cette occasion une bonne part de mes illusions sur l’administration de la justice dans ce pays. Pas toutes : je me pourvois en cassation.