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Retour au silence.

Dossier de presse

mardi 1er décembre 1998

Retour au silence.
Dossier de presse

Les statistiques du sida en France : l’épidémie cachée
 Données générales : de plus en plus de malades
 Homosexuels, usagers de drogue : des minorités décimées
 Femmes, étrangers : les « hétérosexuels » n’existent pas
 Prisonniers, ouvriers : la discrétion sociale de l’épidémiologie officielle
 Nord / Sud : pas de compassion, des traitements

Des courbes en chute libre, des histogrammes qui s’effondrent, des séries de chiffres décroissants : lorsqu’on jette un coup d’oeil rapide sur le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH), il ne faut pas longtemps pour se convaincre que l’épidémie de sida est maîtrisée en France . Illusion d’optique. Lorsqu’on délaisse les évolutions semestrielles de l’épidémie au profit d’une analyse à long terme, lorsqu’on compare, sous les résultats globaux, sa propagation dans les différentes populations, lorsqu’on casse la nomenclature obsolète des « groupes de transmission » (homosexuel, hétérosexuel, toxicomane) par une comparaison plus fine des situations sociales, on découvre une tout autre épidémie. On découvre par exemple, sous la diminution du nombre de nouveaux cas de sida, une augmentation constante du nombre de malades. Ou bien, sous le recul généralisé des infections opportunistes, une stabilité alarmante du nombre de personnes qui ne découvrent leur séropositivté qu’aux premiers symptômes du sida. Ou encore, derrière la baisse générale de la mortalité, de scandaleuses disparités entre Français et étrangers, entre cadres et ouvriers, entre hommes et femmes. On découvre en somme, sous les données épaisses que l’Etat publie de manière rituelle, une épidémiologie plus gênante qu’il rechigne à rendre publique. Reléguées à l’arrière-plan, ces données dessinent pourtant le vrai visage de l’épidémie. Aujourd’hui, Act Up-Paris les dévoile.

Données générales : de plus en plus de malades

Focalisées sur les évolutions récentes, les présentations statistiques habituelles occultent l’effet d’accumulation qui fait du sida une hécatombe. Les évolutions les plus « spectaculaires » (moins de cas diagnostiqués, moins de décès) cachent par ailleurs d’inquiétantes persistances (contaminations, dépistage tardif) et une augmentation globale du nombre de malades. L’Etat, pourtant, censure la prévention ciblée et liquide discrètement les institutions-sida.

 110 000 séropositifs officiellement dénombrés [1]
 36 000 morts depuis le début de l’épidémie [2]
 5000 nouvelles découvertes de séropositivité pour 97 [3]
 Depuis le début de l’épidémie, le nombre de personnes qui ne découvrent leur séropositivité qu’au moment de la première infection opportuniste reste désespérément stable, autour de 500 par semestre. [4]
 Malgré la diminution du nombre de nouveaux cas, compte-tenu de la diminution du nombre de décès et de la persistance des contaminations, le nombre de malades du sida continue à augmenter : 8500 en 1990, 11500 en 1992, 15000 en 1994, 17500 en 1996, 20000 au 30 juin 1998 [5].

Homosexuels, usagers de drogue : des minorités décimées

On se félicite souvent du « recul » du sida chez les homosexuels et les usagers de drogues. Ce faux hommage à la mobilisation précoce des pédés et cette confiance imprudente dans l’efficacité des programmes de « réduction des risques » ont la mémoire courte et le calcul biaisé : les homosexuels et les usagers de drogues ont fourni l’écrasante majorité des morts du sida, et restent les populations où la proportion de personnes atteintes est la plus grande.

 depuis le début de l’épidémie, les homosexuels ont fourni la moitié des morts du sida : 15000 [6]
 le sida est devenu la première cause de mortalité chez les usagers de drogues depuis 1989. Près de sept sur dix (67%) sont par ailleurs atteints par l’hépatite C [7]

Femmes, étrangers : les « hétérosexuels » n’existent pas

Il est devenu de bon ton de dire que l’épidémie place désormais les hétérosexuels en première ligne. On touche là aux limites des catégories de l’épidémiologie officielle. Elle classe les individus selon leur mode de contamination présumée, écrasant du même coup les variables de sexe et de nationalité, pourtant plus déterminantes statistiquement : si l’épidémie a de nouvelles cibles, ce sont moins les « hétérosexuels » que les femmes et les étangers.

 en dix ans, la proportion de femmes malades du sida a quasiment doublé : 13,7% en 1988, 22% en 1998 [8]
 la proportion de femme incluse dans les essais cliniques n’a pas suivi cette évolution : si l’épidémie se féminise, la recherche reste masculine.
 tous les indicateurs montrent de criantes disparités selon la nationalité . En juin 1997, 58% des étrangers découvrent leur séropositivité lors de l’apparition de la première maladie opportuniste, contre 38% des Français. Au moment où les symptomes de la maladie apparaissent, 46% des Maghrébins, 46% de Africains et 63% des Haïtiens n’avaient pas bénéificié d’un traitement anti-rétroviral pré-sida, alors que ce pourcentage est de 37% chez les personnes de nationalité française. Au total, les nouveaux cas de sida diagnostiqués ont baissé deux fois moins vite chez les étrangers que dans l’ensemble de la population (24% contre 42%) [9]
 la prévalence chez les femmes enceintes nées en Afrique subsaharienne, quelle que soit leur date d’immigration, est supérieure à la prévalence chez les femmes nées en France métropolitaine : 4,3 fois plus en 1993 ; 8,4 fois plus en 1995 ; 7,9 en 1997 [10]

Prisonniers, ouvriers : la discrétion sociale de l’épidémiologie officielle

Obsédé par les « groupes de transmission », le système de surveillance épidémiologique français néglige les variables de type sociologique (niveau de revenu, situation administrative, type de profession, etc.) tant dans le recueil que dans le traitement des données. On sait pourtant le poids des conditions de vie réelles sur l’exposition au risque, l’accès aux soins et les chances de succès en cas de traitement : face au sida, un détenu ou un chômeur ne partent pas avec les mêmes chances qu’un juge ou un chef d’entreprise. Ce silence social permet une bonne conscience politique . Levé, il obligerait le gouvernement à remettre en cause ces politiques de « l’ordre » et du « travail » qui lui tiennent tant à coeur.

 bien qu’en baisse, le taux de séropositivité (connue) en prison reste trois à quatre fois supérieure à la prévalence dans le reste de la population, à populations comparables (hommes, 20-50 ans). [11]
 l’importante baisse de mortalité mesurée entre 1995 et 1996 a profité aux cadres supérieurs (-38%) deux fois plus qu’aux ouvriers (-21%). Rien n’est dit sur les chômeurs. On sait pourtant les effets de la précarité sur la santé [12]
 Pour un malade sous traitement, le risque est moins dans la « société d’assistance » dont s’effraie Lionel Jospin que dans la « société du travail » dont il se fait le gardien : 85% des personnes qui ne parviennent pas à respecter la posologie extrêmement contraigante des anti-rétroviraux travaillent en dehors de chez eux, contre 59% seulement chez les personnes qui parviennent à s’y soumettre [13]

Nord / Sud : pas de compassion, des traitement

A l’occasion de la journée mondiale contre le sida du 1er décembre nous souhaitons rappeler notre appel à la mobilisation pour l’accès aux soins et aux traitements pour les malades qui vivent dans des pays où les nouvelles thérapies ne sont pas actuellement disponibles.

Nous refuserons le silence imposé par les responsables politiques, les bailleurs de fonds, tous ceux qui continuent d’ignorer la situation des malades. Chaque semaine, une dizaine de demandes de traitements nous parvient. Demandes auxquelles nous ne pouvons répondre. Des malades écrivent, téléphonent. Ce sont chaque semaine des centaines de demandes de traitements qui arrivent en France. Combien dans d’autres pays, d’autres associations ? Cette situation est inacceptable.

Le principe de notre initiative est simple : centraliser toutes les demandes de traitements, et les réadresser aux responsables des institutions internationales et aux gouvernements qui financent la lutte contre le sida dans le monde et persistent à refuser de s’engager véritablement sur l’accès aux traitements pour les pays en développement.

Le débat archaïque qui opposait « prévention » à « accès aux traitements » est dépassé. Il apparaît de plus en plus évident que non seulement « prévention » et « accès aux soins et aux traitements » sont deux priorités qui doivent être menées de front et articulées l’une à l’autre, mais que, par ailleurs, sans un accroissement considérable des moyens mis en oeuvre, la lutte contre le sida ne sera jamais à la hauteur de l’épidémie et ne pourra parvenir à en contrôler l’évolution.

Il y a trois mois, l’Union Européenne, le plus important bailleur de fonds sur le sida, envisageait de diminuer de 10% son budget sida. Pendant que les budgets d’aide au développement et de lutte contre le sida ne cessent de décroître, l’épidémie, elle, explose : 30 millions de personnes contaminées, et des dizaines de millions de contaminations supplémentaires dans les années à venir.

Dans les pays en développement, l’heure est à la prise de conscience, même pour les gouvernements les plus réticents à considérer cette épidémie comme une priorité absolue : tant socialement qu’économiquement, les conséquences du sida sont totalement désastreuses. D’autant que cette épidémie entraîne avec elle l’aggravation d’autres pathologies et épidémies qui profitent de la fragilité immunologique de ces malades pour se développer (tuberculose, choléra, ...). C’est pourquoi, les décideurs et les bailleurs de la lutte contre le sida doivent être mis au fait de la situation des malades, de la gravité de l’épidémie et de l’urgence d’une réaction adaptée de leur part.

Ces responsables, nous les connaissons. Nous avons les moyens de les interpeller directement. Les responsables des institutions doivent être bien conscients que l’absence de réponse ou le refus d’accéder à une demande n’est rien d’autre qu’une condamnation à mort.

Il est clair que le résultat à court terme ne sera pas l’obtention de médicaments pour ceux qui en auront fait la demande. Mais pour que ces médicaments deviennent le plus rapidement disponibles dans les pays en développement, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une prise de conscience internationale. Lorsque des malades demandent l’accès aux traitements, personne ne peut décemment leur refuser, sauf à l’assumer, sauf à en prendre personnellement la responsabilité.

© Act Up-Paris, novembre 1998


[1source CESES (estimation établie en 1994, non réévaluée depuis

[2source RNSP

[3source RESORS/VIH

[4source RNSP

[5source RNSP

[6source RNSP

[7Haut comité de la santé publique, « Usages de drogues et toxicomanies », Actualité et dossier en santé publique n·22, p.13-14.

[8source RNSP

[9source RNSP

[10source PREVAGEST

[11source SESI (enquête "un jour donné", août 1997)

[12source RNSP

[13Margaret Chesney, Frederick Hecht, « Adherence to HIV antiretroviral therapy : an essential element to understand treatment effect », communication à la 2ème conférence européenne sur les méthodes et les résultats des recherches en sciences sociales sur le sida, Paris, 12-15 janvier 1998