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Oui, le relapse est une menace

samedi 21 octobre 2000, par Didier Lestrade

Je suis séropositif depuis quatorze ans. J’ai consacré les onze dernières années de ma vie à lutter contre le sida. Et cela fait cinq ans que j’attendais l’article sur le bareback publié dans Libération, lundi 11 octobre. Cela fait cinq ans que ce sujet me hante parce que j’ai toujours cru à une certaine forme de beauté de l’homosexualité, une vision de l’entraide, une chose indicible qui me vient de Walt Whitman et qui dépasse de loin toutes les méchancetés que la communauté gay peut produire, comme tout autre communauté.

Je parle à la première personne parce que j’en ai le droit. Quand Act Up est né, j’ai essayé de ne pas écouter ceux qui me disaient que cela ne marcherait jamais. Et puis, Act Up est devenu grand. C’est à ce moment, quand nous étions certains que nous étions sur la bonne voie, que le bareback est arrivé. Et tout s’est écroulé. Les antiprotéases sont arrivées et vous, les médias, avez fermé le dossier si lourd, si interminable du sida.

J’ai alors vu des amis se détourner de moi car ils réalisaient que leurs convictions militantes n’étaient plus en concordance avec ce qu’ils faisaient dans les backrooms. J’ai vu des pédés séropositifs se mettre à dire « s’il n’a pas envie de mettre une capote, c’est son problème ». J’ai vu des pédés séronégatifs si stupides qu’ils ont arrêté d’avoir peur de la mort. J’ai vu des associations sida se taire criminellement sur le sujet, les mêmes qui, aujourd’hui, refusent le « discours moralisateur et culpabilisant d’Act Up ». J’ai vu des chercheurs en sciences sociales utiliser le politiquement correct à des fins démoniaques, par pure lâcheté, et cacher littéralement la vérité du relapse dans des revues associatives. J’ai vu le ministère de la Santé ne rien faire pendant que les gays se contaminaient à nouveau, j’ai vu les épidémiologistes regarder ailleurs, j’ai vu la presse gay mentir, j’ai vu cet énorme tourbillon prendre possession de ma capitale, Paris, où il est aujourd’hui plus facile de baiser quelqu’un sans capote que d’acheter des fleurs.

Il y a un mois, mon médecin m’a dit qu’il avait diagnostiqué trois condylomes en une semaine. Des condylomes, c’est des « crêtes de coq » à l’anus, un truc qui peut mettre des mois, parfois des années, à être guéri. Quand ça n’est pas guéri, ça peut provoquer un cancer de l’anus. Ça se propage très facilement.

En juillet/août 1999, et encore cet été, les pics de transmission des MST ont atteint des records inouïs en Ile-de-France ; quand on regarde les graphiques, cela ressemble à une montagne très élevée, très pointue. Demandez ces chiffres à L’Agence Nationale de Recherches sur le Sida où ils sont parfaitement cachés dans des bureaux. Vous ne le savez pas. Je me trompe peut-être. Mais je crois qu’une nouvelle épidémie arrive et vous pensez ne rien pouvoir faire car les 43 backrooms de Paris sont tenues par des patrons qui n’ont aucune conscience politique et qui se fichent de savoir si certains billets qui entrent dans leur poche sont tachés par la catastrophe humaine que représente une nouvelle contamination. Contrairement à ce qu’on peut penser, il n’est pas besoin de fermer ces lieux de baise. Il faut tout simplement les contrôler.

Parce que dans mon esprit, je ne peux toujours pas comprendre comment on peut prendre son pied quand quelqu’un qui a 22 ans, qui vient de province, est en train de se contaminer là, à 20 centimètres de distance. Il est temps de dire à Guillaume Dustan de disparaître. A Elizabeth Lebovici de retourner dans le droit chemin, et je fais exprès de mettre ça en italique. Il est temps que les homosexuels se reprennent, tous, en masse. Parce que nous avons, homosexuels et lesbiennes, une responsabilité face à ces personnes qui sont mortes et que vous êtes en train d’oublier, petit à petit. Oui, je veux parler de morale. Je veux parler d’amour, même si les cyniques vont rire. Je ne peux plus supporter d’entendre que tel ou tel ami vient de découvrir qu’il est séropo. L’habeas corpus a des limites. Il s’agit de nos vies.

Aujourd’hui, Act Up convoque une Assemblée Générale des pédés, pour le mardi 7 novembre prochain, aux Beaux Arts, où plusieurs centaines de personnes (gays lambda, militants associatifs, membres du Syndicat National des Entreprises Gaies, représentants du ministère, chercheurs) pourraient débattre librement de ce qu’il est urgent de faire. Nous invitons tous ceux qui sont intéressés par le sujet du bareback à travailler avec nous.

Nous avons pourtant, déjà, quelques idées d’actions. Nous ne pouvons attendre que les pouvoirs publics prennent une initiative qu’ils ont refusé d’envisager depuis des années. Nous demandons :
 La création d’une cohorte d’homosexuels séronégatifs à l’ANRS pour mieux comprendre leurs attentes et leurs peurs face à la sexualité d’aujourd’hui.
 Le lancement d’études épidémiologiques d’envergure sur la réapparition des gonococcies, condylomes, syphilis et autres MST. Des programmes de recherche sur les microbicides doivent être lancés.
 Une prévention ciblée, plus agressive, de la part de la Direction Générale de la Santé. Ces spots à la télé sont débiles, nous le savons tous. Si le ministère ne bouge pas, nous le saccagerons, comme nous l’avons déjà fait dans le passé. Oui, c’est une menace.
 Une campagne d’incitation au dépistage. Aujourd’hui, 54% des homosexuels qui découvrent leur diagnostic sida ne savaient même pas qu’ils étaient séropositifs. C’est plus d’un homosexuel sur deux.
 Un contrôle accru des sites internet et des réseaux minitel qui offrent des services à des homosexuels sans le moindre respect pour la santé d’autres homosexuels. On interdit les messages pédophiles sur le minitel, je ne vois pas pourquoi on tolèrerait des appels légaux à la contamination.
 Enfin, un vrai débat à l’intérieur de la communauté sur la responsabilité des patrons d’établissements sexuels à Paris. Leur attitude se réduit-elle à offrir des capotes et du gel à leurs clients ? Quelle est la part du Syndicat National des Entreprises Gaies (SNEG) dans l’énorme retard que subit la prévention dans la communauté sida en France ? Est-ce que « tout est permis » (comme l’écrivait un bordel dans son communiqué de presse du 31 décembre dernier) ?


Tribune parue dans Libération daté du 21-22 octobre 2000. Il s’agit ici de la version intégrale du texte envoyé au quotidien.