Accueil > Prévention > sida : le risque zéro de Lionel Jospin

tribune

sida : le risque zéro de Lionel Jospin

mercredi 13 décembre 2000, par Emmanuelle Cosse, Thomas Doustaly

La santé publique, Lionel Jospin s’en fout. En nommant, en 1998, Dominique Gillot, une personne de bonne volonté manifestement peu préparée, au poste de secrétaire d’Etat à la Santé, il a donné un premier indice de sa désinvolture. En refusant d’entendre par la suite ceux qui pointaient, mois après mois, la faiblesse préoccupante de la nouvelle ministre, il a signifié son indifférence pour un domaine de l’action gouvernementale qui importe pourtant à ce qu’il appelle les « Français », c’est-à-dire l’« opinion publique ». Avec la crise de la vache folle, Lionel Jospin a montré un triste visage : celui d’une gauche qui, au lieu de traiter une épidémie, c’est-à-dire en premier lieu des malades et des personnes menacées, se consacre à réguler l’hystérie supposée des masses en restant le nez collé aux sondages d’opinion et au cours de la viande de b uf. Cette gauche qui n’a pas voulu voir la crise du sida, mais qui a été rattrapée par l’épidémie, se retrouve aujourd’hui confrontée, dans le dossier Creutzfeldt-Jakob, à une nouvelle donne : l’apparition longtemps empêchée des morts, des malades, des mourants.

Aujourd’hui, soudain, Lionel Jospin doit faire face à des corps détruits par le politique, à des familles en colère qui réclament justice. Apparition du corps des uns, disparition du corps des autres, les morts du sida, eux, sont devenus invisibles, effacés par la force de l’habitude et les réels progrès thérapeutiques. Invisibles en tout cas aux yeux des politiques, qui gèrent la santé publique comme une succession de dossiers plus ou moins chauds.

Pourtant, le relâchement avéré du safe sex et des pratiques de prévention chez les gays remet à l’ordre du jour le spectre d’une reprise des contaminations par le VIH. La recrudescence des MST, anales notamment, chez les hommes, le prouve. Depuis l’année dernière, les médecins rencontrent à nouveau des cas de syphilis parmi leurs patients séropositifs. En un an, les diagnostics de gonorrhées ont été multipliés par trois. Les condylomes, susceptibles d’évoluer vers des cancers, sont de plus en plus fréquents. Le relapse, cet abandon provisoire ou définitif du safe sex et des techniques de prévention du VIH, n’est donc plus une hypothèse. Mais la situation de la France n’est pas unique. Des travaux récents, présentés lors de la conférence de Durban, l’ont montré : les homosexuels australiens, canadiens ou britanniques, eux aussi, se protègent moins qu’avant. Cependant, en France, une idéologie du bareback, apologie du refus de la capote, s’est peu à peu installée et a trouvé dans l’espace public, bien au-delà de la communauté gay, un écho favorable.

Pourquoi un tel succès ? Parce que la place était libre. Les travaux des psychologues et des sociologues qui se sont penchés sur le vécu des séropositifs et des gays multipartenaires ont été interprétés par l’Etat comme une invitation à abandonner un discours de prévention pourtant simple et toujours valide : l’utilisation du préservatif dans les rapports sexuels est la seule méthode de prévention fiable contre la transmission du VIH. Evidemment, il n’échappe à personne que la prise de risque est le fruit de facteurs multiples, souvent intimes et irrationnels. Mais cette complexité ne doit pas devenir le dogme qui glace la puissance du politique et disqualifie tous les messages et actions de prévention simples et lisibles. Déjà en 1989, les experts gouvernementaux nous rétorquaient que le risque zéro n’existait pas, qu’il y aurait toujours des contaminations, malgré les politiques de prévention, malgré notre désespoir. Aujourd’hui, le discours compassionnel, discours qui se propose d’être à l’écoute de tous les manquements à la règle du safe sex, tient lieu de prévention tout court : il est au cœur de toutes les campagnes et de la plupart des actions de terrain en direction des gays.

Les conséquences de cette inversion fantastique des valeurs ne se sont pas fait attendre : outre l’apparition d’une littérature tristement opportuniste, toute une génération de jeunes homosexuels ne sait plus, ou sait trop mal, comment et pourquoi il faut se protéger du sida. Epargnés affectivement par l’hécatombe qui a décimé l’entourage des homosexuels de plus de 35 ans, les jeunes gays n’ont eu que très peu d’informations sur le VIH. Ils ne sont pas les seuls : la montée inquiétante des cas de sida chez les femmes et chez les hommes hétérosexuels témoigne assez bien du caractère général de la catastrophe.

Act Up-Paris a toujours eu un discours clair sur la prévention. Notre travail, au risque d’être désagréable, a toujours été de faire prendre conscience de la gravité du sida. Considérer aujourd’hui ce travail comme une forme de culpabilisation, c’est oublier un peu vite qu’Act Up a toujours lutté contre la criminalisation de la transmission sexuelle du VIH. Ceux qui voient en nous des tenants de l’ordre moral confondent volontairement le goût du sexe et le goût du risque : nous n’avons jamais considéré que la sexualité, en backroom, à plusieurs ou dans son lit, était moins joyeuse parce que protégée. Issus de la communauté homosexuelle, nous avons fondé notre colère sur une idée simple : le sida est une maladie mortelle. Nous avons considéré qu’en tant qu’activistes nous ne pouvions pas jeter du sang sur des ministres le jour pour leur faire prendre conscience de ce que nous vivions et participer au développement de l’épidémie la nuit en ne nous protégeant pas ou en ne protégeant pas nos partenaires. Aujourd’hui, la communauté homosexuelle, lourde de ses 25 000 morts, est en train de se rassembler, à l’initiative d’Act Up, pour s’adresser d’une seule voix aux pouvoirs publics.

Nous réclamons d’urgence des moyens nouveaux pour la prévention intracommunautaire et des campagnes ciblées d’information simple et explicite à destination des jeunes gays. Nous jugerons l’engagement réel de ce gouvernement par un seul signe : si, comme le laisse déjà entendre le directeur général de la santé, l’Etat ne compte pas engager plus de moyens dans le renouvellement de ses actions, celles-ci seront incapables de lutter contre la reprise redoutée des contaminations. Sida ou vache folle, si Lionel Jospin ne se contente pas de naviguer à vue avec comme seul horizon les sondages d’opinion, peut-être alors commencera-t-il à mener ce qu’il convient d’appeler une politique de santé publique.


Tribune parue dans Libération daté du 13 décembre 2000.