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Sans bâton, tambour ni trompette

jeudi 9 septembre 2004, par Éric Labbé

Le quartier de Stalingrad est l’un des trois ou quatre principaux lieux parisiens du trafic de crack. Du fait de sa réputation, de son délabrement urbanistique, de sa proximité avec les gares et le périphérique, il restera sans doute un point de deal important pendant de nombreuses années. Les usagers de drogues qui viennent y acheter leurs produits sont généralement des personnes extrêmement précarisées, souvent sans papiers, sans revenu, sans abri et dans des situations sanitaires des plus préoccupantes. Ils sont en danger, constamment : face au sida, aux hépatites, au froid, à la violence de la rue, à la violence de la police. Pour tenter de répondre à cette situation, deux logiques s’affrontent, sur le fond et sur la forme, parmi ses habitants.

D’un côté, le Collectif anti-crack, on connaît leur discours : « La rue appartient aux riverains. » On connaît leurs actions également. La première fut d’organiser des manifestations avec des slogans aussi avenants que « Non à l’insécurité, la police doit faire son travail ». La seconde de mettre en place des rondes de nuit pour « rencontrer » les toxicomanes et les autres. Le seul parmi eux qui avait une réelle démarche de rencontre, une véritable aspiration à échanger avec les usagers, s’est rapidement senti isolé devant cette logique de western qui divise le monde en bons et méchants ; il a quitté le groupe. On connaît enfin les résultats dont ils se sont satisfaits. Le principal fut le déplacement des usagers de drogues vers les quartiers voisins (souvenez-vous de la scène du reportage de France 2 où ils offraient un ticket de métro à un usager à la condition que celui-ci quitte le quartier pendant au moins une heure). Ensuite, l’expulsion d’un squatt où des usagers de drogues avaient trouvé refuge : en fait, le soi-disant relogement des familles qui y vivaient avait été obtenu depuis longtemps par le DAL et n’attendait plus que l’achèvement d’une résidence sociale.

Ce que les télévisions ont moins montré, en revanche, c’est qu’au-delà de ses pérégrinations nocturnes, ce groupuscule est une véritable machine à produire du discours sécuritaire dans les débats sur l’usage de drogues. Son leader charismatique, François Nicolas (polytechnicien et haut-fonctionnaire) est parti en croisade contre la politique de « réduction des risques » (échange de seringues, substitution, « boutiques ».) qu’il désigne comme la mère de tous les maux en vertu de raisonnements iniques (" la réduction des risques nettoie la seringue mais pas son contenu ") fondés sur des obsessions métaphysiques d’un autre temps (« le toxicomane est un nihiliste »). La réduction des risques est pourtant la politique qui a permis la réduction massive de 80 % des overdoses mortelles, la baisse des contaminations par injection du sida de 30 % à 3 % des nouveaux cas et a même grandement réduit la délinquance liée à l’usage de drogues, notamment par l’accès à la substitution. On aimerait faire abstraction du verbiage incohérent de cet apprenti sorcier en rappelant ces chiffres et ces vies sauvées mais le fait est que le ferment répressif de leur discours trouve aujourd’hui un écho certain. Après avoir fourni un sujet de choix aux télévisions en quête de sensationnalisme à la veille du 21 avril 2002, c’est aujourd’hui du côté droit de la majorité que son discours est officiellement repris. Nul ne s’étonnera en effet que ces « pères » se félicitent du récent dépôt (par des parlementaires UMP) d’une proposition de loi sur l’usage de drogues à ce point réactionnaire que Nicolas Sarkozy lui-même n’a pas osé la présenter au nom du gouvernement.

De l’autre côté, notre association, Stalingrad Quartier libre : une trentaine d’hommes et de femmes, de tous les âges, tous habitants du quartier, souvent militants dans d’autres associations (les Jardins d’Éole, Act Up-Paris, Espoir Goutte-d’Or, etc.), parfois usagers de drogues, ex-usagers ou parents d’usagers. Bref, des gens différents venus d’horizons différents mais ouverts et réunis par la volonté commune que ce quartier vive en paix, que les usagers de drogues qui le fréquentent puissent accéder facilement à une écoute, à un lieu de repos, à des soins. Des gens qui ne croient plus à la logique de la « guerre à la drogue » parce que celle-ci est menée depuis trente ans sans le moindre résultat et que le système le plus répressif d’Europe, en l’occurrence la législation française, continue d’envoyer en prison des gens qui n’ont rien à y faire.

Nous pensons qu’il est au contraire urgent de développer un large éventail de réponses socio-sanitaires alliant soins, réduction des risques et accompagnement social pour améliorer réellement la situation de tous, usagers de drogues et habitants.

Nous avons d’abord invité de très nombreux professionnels et spécialistes à venir débattre publiquement dans un petit troquet de quartier. Pour mieux comprendre la réalité éminemment complexe de ces problèmes, nous avons voulu profiter de l’expérience de ces acteurs qui travaillent jour après jour sur ces questions depuis des années. La réalité qu’ils ont décrite, aucune tournée de rue de quelques heures n’aurait pu nous la révéler. Nous avons ensuite soutenu activement la mise en place d’une instance de démocratie participative (le Comité citoyen de Stalingrad mise en place par la mairie du 19e, coordonné par la sociologue Anne Coppel) qui a donné la parole à un « panel » d’habitants, quatorze volontaires et/ou tirés au sort, afin qu’ils puissent exposer leurs problèmes au quotidien, exprimer leurs revendications et proposer des solutions. Nous avons développé et défendu, au sein de cette instance, nos propres convictions parce que nous savions que nos propositions de bon sens pouvaient y trouver écho. Aujourd’hui, nous nous battons pour que les solutions retenues, présentées dans un rapport sous forme de recommandations au maire de l’arrondissement Roger Madec, en termes d’équipes de rue, de bus d’accueil, de coordination entre professionnels soient entendues par les pouvoirs publics. Même quand elles ne sont pas exactement les nôtres. Nous espérons ainsi la création à très court terme d’une équipe de trois personnes chargées de la médiation (entre habitants et usagers) permettant enfin de sortir de la stricte logique policière qui attise les tensions et multiplie les violences. Voilà un vrai résultat : un projet démocratiquement porté par tous les riverains, défendu par les associations et les élus locaux, qui doit se mettre en route avec des perspectives durables. Sans tambour ni trompette. Sans bâton ni caméra.


Éric Labbé est président de Stalingrad Quartier libre et militant d’Act Up-Paris. Cette tribune a été publiée dans L’Humanité, le 9 septembre 2004