Accueil > L’association > Archives > Action > Edito

Edito

Ce risque qu’ils ne prennent pas

mars 1998, par Philippe Mangeot

Il y a des artistes et des plombiers, des enseignants et des secrétaires, des médecins et des ouvriers, des juristes et des camionneurs. Il y a des chômeurs, des étudiants et des retraités. Mais il faut s’y reprendre à deux fois pour trouver des représentants de partis politiques, parmi les signataires de la pétition que nous avons lancée contre l’article L630, qui interdit à tout usager de drogues de prendre la parole en son nom. Une seule exception : Alain Lipietz, porte-parole des Verts.

Faut-il croire que la circulation de produits stupéfiants s’est miraculeusement arrêtée aux portes du monde de la politique professionnelle ? Ou supposer que l’entrée en politique s’accompagne systématiquement d’un vu résolu d’abstinence ? On l’a bien fait voir à Dominique Voynet quand elle a reconnu consommer à ses heures du cannabis ; on se souvient aussi que Bernard Kouchner a signé, en son temps, « l’appel du 18 joint ». Plus question pour eux de parler sur ce point à la première personne. Cela ne se fait pas.

Il est vrai qu’admettre aujourd’hui publiquement qu’on est un usager de drogues peut déclencher des réactions hystériques qui feront sans doute rire un jour. Il aura suffi à 111 personnalités d’admettre avoir consommé des drogues « à un moment ou à un autre de leur vie » pour voir Jean-Pierre Fourcade évoquer le « bas empire romain », François Bayrou et Ségolène Royal sangloter sur le sort de leurs enfants respectifs, le président du Comité national d’information sur la drogue s’inquiéter de la « santé morale, physique et psychique » de la « nomenklatura parisienne branchée » et je ne sais quel éditorialiste d’un quotidien de la Marne parler « d’intellectuels sans cervelle » pour qui « le civisme est un gros mot ».

Avec une bonne dose de bienveillance, on pourrait comprendre, dans ces conditions, que tous les responsables politiques que nous avons contactés aient décliné notre invitation. Le problème est qu’on n’a pas toujours l’envie ni le cur d’être bienveillant. Surtout quand on est personnellement poursuivi au titre d’un article injuste (parce qu’il instaure une sorte de délit d’opinion) et surtout dangereux (parce qu’il empêche qu’un véritable débat sur les usages des drogues et la législation en vigueur soit enfin lancé, alors que tout le monde ou presque semble s’accorder, au moins en privé, pour en reconnaître l’urgence et la nécessité).

Il y a plus d’un an, nous disions avec « Nous sommes la gauche » que nous n’avions jamais eu à ce point besoin de représentants. L’actualité de cette formule reste intacte. Mais elle est une fois de plus sérieusement démentie. Avec l’ensemble des signataires de la pétition, je voudrais croire en effet que « me représenter », ce n’est pas seulement ou pas nécessairement me faire la morale, ni me faire taire, ni parler de moi comme d’un problème un peu lointain.
Il est évidemment mesquin, quand on fait circuler une pétition, de citer le nom de ceux qui ont préféré ne pas s’y associer. Quand la question nous a été posée par des journalistes en mal de délation, nous l’avons systématiquement récusée : nous avions d’autres listes à fournir, d’autres noms à donner.

Maintenant, je voudrais être (un peu) mesquin.
Quand nous avons établi la liste des responsables politiques que nous pourrions contacter, le nom d’Harlem Désir a circulé. Certains parmi nous ont opposé un veto sans appel ; d’autres voulaient poursuivre une conversation difficile, entamée il y a près d’un an à l’occasion de « Nous sommes la gauche ». Nous avions invité à débattre avec nous des représentants des quatre formations politiques de la Gauche plurielle. Contrairement aux PC, Verts et MdC, le PS n’avait pas daigné nous envoyer l’une de ses « grosses pointures » : on déléguait Harlem Désir, alibi associatif du PS, comme pour opposer une fin de non-recevoir à l’exigence politique qui était la nôtre.

De tous nos interlocuteurs, Désir est sans doute celui qui s’était montré le plus intransigeant : sur les étrangers, sur la toxicomanie, sur la santé publique, sur le sida, sur les prisons, sur la précarité. Il récitait avec application la politique qui se fait aujourd’hui. Il ne nous parlait pas : il parlait aux électeurs en général. C’est-à-dire à personne.
A Act Up, j’étais de ceux qui, un peu naïvement, voulaient la signature d’Harlem Désir. Il ne l’a pas donnée, pour des raisons qui le regardent. Mais il a assorti son refus d’une leçon de politique dont il faut en parler, pour mesurer l’ampleur du fossé qui nous sépare de cette politique-là.

Harlem Désir l’a reconnu : le L630 est une aberration. Mais il contestait notre méthode. Parce qu’« on ne fait pas de politique à la première personne ». Harlem Désir ne disait peut-être pas autre chose que ce qui régit toute la manière gouvernementale aujourd’hui. Que des chômeurs aient le front de vouloir parler en leur nom des minima sociaux, on freine des quatre fers avant de les recevoir - on ne le fait, du reste qu’après s’être concertés avec les syndicats de travailleurs, considérés comme les interlocuteurs légitimes en la matière. Que des sans-papiers prétendent se faire entendre et défendre leurs droits, on fait voter à la sauvette un amendement scélérat qui permet de sélectionner les associations caritatives susceptibles de leur venir en aide - et qui risque d’exclure de facto les collectifs de sans-papiers.

Les chômeurs, les sans-papiers, avaient pris une parole qui ne leur était pas donnée. Ils ont dit « je » sans autorisation. C’est ce qu’ont fait, quelques années plus tôt, les malades du sida d’Act Up. Alors, nous avons exigé de poser nous-mêmes les problèmes auxquels nous étions confrontés. On ne s’en souvient peut-être pas : cela n’allait pas de soi. A l’époque, on parlait de provocation.
A chaque fois, à chaque nouveau mouvement, des risques ont été pris. Il n’était pas si facile de dire à visage découvert « Je suis un malade du sida » à une époque où tous les médias entretenaient complaisamment l’image honteuse de la maladie. Il est toujours dangereux d’apparaître publiquement comme un étranger en situation irrégulière quand on a la loi et la police contre soi. Il faut une bonne dose de courage pour reconnaître qu’on est un chômeur dans un environnement où le travail seul est socialement valorisé et où l’on vous reprochera toujours de plaider pour une société d’assistance.

Aujourd’hui, nous continuons le mouvement. Nous sommes des usagers de drogues. Nous défendons notre droit d’être pleinement informés, tant sur les plaisirs que sur les dangers, sur les usages récréatifs et sur les usages abusifs des produits que nous consommons. Tant que l’article L630 n’aura pas été abrogé, nous prenons le risque d’être incriminés.

Il y a quelques années, un collectif s’est créé, auquel nous avons un temps participé avant de le quitter en claquant la porte. Cela s’appelait « Limitez la casse ». On y parlait, on y parle encore des dangers que la loi de 1970 fait encourir aux usagers de drogues. Mais on évitait soigneusement d’y prendre la parole en tant qu’usagers de drogues.

Depuis l’appel des 111, nous avons créé un nouveau collectif, avec le CIRC et ASUD. Cela s’appelle « Droit d’en parler - Droit d’en user ». On y parle à la première personne. Et cela change tout.

Cela dérange, aussi. Bernard Kouchner a eu beau reconnaître, le 3 mars dernier à l’Assemblée nationale, que nous avions « été les seuls à poser les vraies questions », il a refusé jusqu’à présent, de recevoir des représentants de « l’appel des 111 ». En décembre dernier, il avait organisé au ministère de la Santé des journées nationales sur la toxicomanie. Les usagers de drogues y étaient à peine représentés.

Il est vrai qu’on ne fait pas de politique à la première personne.
Nous ne voyons, quant à nous, pas d’autre façon de faire de la politique. Nous savons que c’est inouï. A Act Up, on nous le rappelle depuis 1989.

Mais c’est aussi pour défendre cette politique-là que nous nous battrons, jusqu’au bout, contre le L630.